« La personne à qui on pense le moins quand on pense littérature, c’est Mike Ward. »

À l’automne 2017, Francis Carrière amorce sa scolarité de maîtrise au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, avec l’étonnant projet – hérétique, diront certains – de consacrer son mémoire à l’art du stand-up, tel que le pratiquent les jeunes humoristes québécois de la proverbiale relève. Son objectif : décortiquer les procédés sur lesquels s’échafaudent leurs invitations aux rires, comme s’il épluchait le texte d’un roman.

Bien qu’il compte alors sur l’appui d’au moins un professeur (Jean-Marc Larrue, père de Philippe-Audrey Larrue-St-Jacques, ceci expliquant peut-être cela), l’étudiant se heurte plus généralement, chez ses maîtres, à un barrage de sourcils froncés. « On aurait voulu que je choisisse un sujet plus conservateur, que je travaille sur Balzac ou Flaubert. » Il jette l’éponge.

Le jeune chercheur rentre en 2020 d’un long séjour de marche en Europe avec, dans ses bagages, la conviction renouvelée que le stand-up mérite les égards d’un regard savant, autrement dit, qu’il a entre les mains un sujet fécond.

Il choisit, pour faire bonne mesure, de consacrer ses travaux non plus à la relève, ou à une figure chouchou de l’intelligentsia, mais à l’un des plus sulfureux représentants du rire québécois : Mike Ward. Rappelons qu’en s’autoproclamant le « Céline des jokes de graine », le comique en noir en appelait davantage à la renommée de la chanteuse de Pour que tu m’aimes encore qu’à celle de l’écrivain qui aimait à voyager au bout de la nuit.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Francis Carrière

Pari audacieux ? Pari réussi. Francis Carrière déposait en février dernier, au département des arts, langues et littératures de l’Université de Sherbrooke, un passionnant mémoire intitulé Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience – Mike Ward et l’industrie de l’humour au Québec, une analyse posturale, un titre empruntant au poète René Char une phrase que l’humoriste aurait depuis longtemps adoptée comme mantra.

Grâce à une analyse exhaustive de 277 épisodes de son émission balado Sous écoute ainsi qu’à un examen de la réception médiatique de ses spectacles, l’universitaire dresse le portrait d’un artiste ayant su s’imposer en prescripteur au sein de l’écosystème humoristique, à mesure que se sera érodé le pouvoir d’influence de certains acteurs majeurs comme Juste pour rire. Si bien qu’aujourd’hui, un passage marquant à Sous écoute est pour une recrue du rire l’équivalent d’un adoubement, et offre à une carrière une propulsion analogue à celle que procurait naguère un numéro ovationné dans un gala d’été.

Francis Carrière montre par ailleurs de quelle manière Ward s’est servi de la populaire tribune de sa balado afin de laver sa réputation de vil provocateur, et défendre une éthique selon laquelle le stand-up constitue rien de moins qu’un sacerdoce, auquel il faudrait se consacrer corps et âme, par passion, sans égard aux modes ou au marché.

Mais son mémoire, parmi les premiers au Québec à s’intéresser à l’humour d’un point de vue plus littéraire qu’historique, sociologique ou anthropologique, se lit aussi comme un plaidoyer pour que l’on cesse de snober une forme d’art répondant à ses codes propres. Parmi ceux-ci : l’écart comique. « Il faut voir l’écart comique comme un jeu entre le spectateur et l’auteur, écrit Francis Carrière, où ce dernier s’autorise des libertés éditoriales qui lui permettent de dire des énormités, de transgresser et d’être subversif, sous le couvert des codes du comique. » Il ajoute en entrevue : « Les gens qui acceptent d’aller voir un spectacle de Mike Ward acceptent ce procédé qui leur est proposé. »

« Je » est un autre

Sans précisément porter sur l’affaire opposant Mike Ward à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, qui s’est conclue en Cour suprême en faveur du premier, le mémoire de Francis Carrière fournira du grain à moudre à la pensée de qui souhaite poursuivre une réflexion plus large sur les limites de l’humour noir.

Avec ce public d’initiés, connaisseur des codes nécessaires à une compréhension juste de l’humour de Ward, ce dernier jouit d’une liberté d’action considérable : il peut repousser les limites du dicible et le public rit de bon cœur, car il sait que l’humoriste ne cherche qu’à provoquer ou à dédramatiser en frappant sur un sujet tabou dans le seul et unique but de faire rire.

Extrait du mémoire de Francis Carrière

En épluchant des dizaines et des dizaines d’articles, Francis Carrière observe que si la plupart des chroniqueurs ayant commenté la cause portée devant les tribunaux s’en sont pris à Ward, les critiques de ses spectacles ont historiquement été au moins positives, sinon dithyrambiques. Comment expliquer ce fossé ? « C’est simple : les critiques ont forcément vu le spectacle, ils ont le portrait complet », dit-il en ajoutant que l’analyse d’un spectacle d’humour suppose que l’on tienne compte des intonations et des mimiques de l’artiste, qui pointent souvent dans une autre direction que ce que le texte seul indique.

Il serait mal avisé, ajoute-t-il, de confondre le « je » qu’emploie un humoriste sur scène et celui du citoyen. Je est un autre, pour citer un certain Arthur. « Même l’humoriste qui utilise son prénom véritable et qui s’adresse de manière apparemment directe au public utilise un “je” construit, qui ne peut pas être assimilable à l’auteur. »

Loin de se présenter en avocat de Mike Ward (qui en a déjà un), Francis Carrière se dit surtout fier d’avoir étoffé l’argumentaire de ceux pour qui il serait une erreur de rejeter une forme d’art en bloc, sous prétexte que certains de ses représentants embrassent le mauvais goût. « Je tenais absolument à parler de stand-up, parce que le stand-up est un art à part entière, qui devrait être considéré comme un cousin de la littérature, qui demande un effort linguistique, esthétique, un effort d’originalité. Ce n’est pas parce qu’on a tous un sens de l’humour qu’on pourrait tous demain matin devenir humoristes. »

Consultez le mémoire de Francis Carrière