Sur la scène du Vieux Clocher de Magog, à la mi-octobre, Anne-Élisabeth Bossé tient à la main un petit carnet de notes. Elle ne le consultera pas une seule fois, pendant l’heure et des poussières que dure son premier one woman show, réglé au quart de tour. C’est une roue de secours, une bouée, au cas où…

« Je n’en ai plus besoin, me dit-elle en entrevue, quelques jours plus tard, dans un café de la rue Bernard, à Montréal. Je sais nager. C’est mon dernier rempart de sécurité. De toute façon, je ne l’ouvre même plus. Je ne m’en sers plus. C’est comme une extension de moi-même ! »

La comédienne est en rodage de son spectacle d’humour, Jalouse, qu’elle a présenté deux douzaines de fois depuis juillet. « D’habitude, je suis en gang. Là, je suis seule sur scène. Ce n’est pas quelque chose de naturel ! », dit-elle au public du Vieux Clocher, après une entrée en scène au son d’une musique entraînante.

On l’a connue au théâtre, au cinéma, à la télévision, notamment dans les séries Série noire, Les Simone et Les pays d’en haut. « Ce qui a vraiment été ma rampe de lancement, c’est Les amours imaginaires de Xavier Dolan, dit-elle. Ça m’a permis d’accéder à des premiers rôles. » Elle livrait en vignettes les réflexions d’une jeune femme obsédée par son ex dans ce film de 2010 mettant notamment en vedette Monia Chokri, qui l’a dirigée dans La femme de mon frère, remarqué au Festival de Cannes en 2019.

Aujourd’hui, non seulement la diplômée du Conservatoire d’art dramatique (en 2007) obtient des premiers rôles, mais elle est aussi omniprésente sur nos écrans. Ces jours-ci, on peut la voir au cinéma, en mère de famille monoparentale workaholic dans Brain Freeze, film de zombies environnemental, et dans Une révision en prof d’anthropologie au cégep dont l’ex (Patrice Robitaille), professeur de philo, fait échouer une élève musulmane parce qu’elle a cité le Coran dans une dissertation.

Elle n’aurait pas été à l’aise de participer à Une révision si des changements n’avaient pas été apportés au scénario. Elle a fait entièrement confiance à la cinéaste Catherine Therrien, qu’elle connaît bien, pour apporter les nuances nécessaires. « Il y a des actrices qui ont refusé le rôle avant moi, parce qu’elles craignaient que le film ne paraisse islamophobe. À la première lecture, je me disais que je ne pouvais pas faire ça. Je n’endossais pas ce discours-là. »

PHOTO FOURNIE PAR RADIO-CANADA

Anne-Élisabeth Bossé dans Plan B

Sans nécessairement épouser les convictions d’un personnage, c’était important pour elle de pouvoir justifier et défendre son choix. Dans la captivante série Plan B, Anne-Élisabeth Bossé incarne le rôle principal d’une policière prise dans un engrenage créé par un féminicide.

On avait peur, Vincent [Leclerc] et moi, de faire des entrevues quand on a tourné ça. Est-ce socialement acceptable d’humaniser le tueur ? Est-ce qu’on a envie d’entrer dans sa psyché, d’avoir de l’empathie pour lui ? Y a-t-il une rédemption possible ? Est-ce que c’est trop sensible ?

Anne-Élisabeth Bossé

Pour préparer ce rôle exigeant, elle a puisé abondamment dans ses propres expériences. « Plan B, c’est tout moi, dit-elle. C’est toutes mes émotions, c’est tout mon cœur. Il y a beaucoup de moi là-dedans. » Fille d’un ex-policier, la comédienne dit avoir mieux compris le travail que faisait son père, inspecteur aux enquêtes internes aujourd’hui à la retraite. « Mon père était quand même sévère. Il y avait des règles chez nous. Il y avait une certaine autorité. » Dans la maison familiale où elle a été élevée, à Sorel-Tracy, « c’était la loi et l’ordre », dit-elle.

Anxiété et insécurité

Dans son spectacle solo, Anne-Élisabeth Bossé se livre beaucoup, notamment sur son anxiété, son insécurité et ses blessures d’enfance.

« J’ai voulu plaire très vite dans la vie. Je me suis mis ce bâton dans les roues très rapidement. Je n’ai pas profité de la liberté et de l’insouciance de l’enfance. Je ne me demandais pas si j’allais avoir du plaisir à faire les choses, mais comment bien les faire, pour correspondre aux attentes des autres. Je pensais qu’on ne m’aimerait plus sinon. Je m’en mettais beaucoup sur la tomate. »

C’est encore mon combat aujourd’hui. Je veux tout contrôler, tout prévoir. Je suis mon pire ennemi à ce niveau-là et ça a commencé très jeune.

Anne-Élisabeth Bossé

Au cœur de ses insécurités, il y a celle de ne plus travailler et que soudainement, tout s’arrête. Elle en parle plusieurs fois pendant l’entrevue. Pourtant, elle est au sommet de son art, à 37 ans. Une comédienne extrêmement talentueuse, qui a démontré qu’elle pouvait tout jouer. Une beauté « atypique » – le mot est d’elle –, qui se distingue par ses propositions de jeu originales.

« Quand tu ne corresponds pas aux standards de beauté, ça va être plus long avant de pogner. C’est correct de le dire ! » C’est une déclaration dans le ton de son spectacle, d’une honnêteté frontale, construit autour du thème récurrent de la jalousie, « un concept assez extensible », précise-t-elle. Son solo est né d’une proposition du producteur François Rozon, au lendemain d’une Soirée carte blanche qu’elle a animée au Festival Juste pour rire en 2019 (et à laquelle participait son amoureux, l’humoriste Guillaume Pineault).

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Anne-Élisabeth Bossé, lors de sa Soirée carte blanche au Festival Juste pour rire en 2019, en compagnie de Sébastien Dubé

Jalouse a été écrit à six mains, avec l’humoriste Suzie Bouchard et le metteur en scène Frédéric Blanchette, qui l’a dirigée au théâtre dans L’obsession de la beauté et Consentement (deux thèmes récurrents chez les personnages qu’elle incarne). « Il y a des réalités trafiquées, il y a des histoires des autres auteurs que j’ai romancées pour me les approprier. Mais c’est un vrai sentiment que j’ai », dit-elle.

Anne-Élisabeth Bossé a fait appel à l’auteur Simon Cohen pour resserrer le spectacle et davantage tendre la main au grand public.

Il m’a aidée à rendre ça plus passe-partout, sans diluer ma pensée ni mon petit côté théâtral. Je pense qu’au début, le show était un peu plus bibitte. Je viens des Appendices, d’une place weird. Si j’avais seulement fait un mois à La Licorne, j’aurais peut-être toléré une proposition plus étrange. Mais c’est vraiment rendu plus variétés.

Anne-Élisabeth Bossé

Clémence DesRochers faisait partie du public de l’un des deux spectacles de Magog. Elle a rendu visite à la comédienne après la représentation, ce qui l’a bien sûr flattée. Puis, elle lui a dit que son monologue était le genre de texte… qu’elle aurait peut-être préféré lire. Elle rit de ce drôle de « compliment ». « Elle voulait être gentille, j’en suis sûre, mais je me suis demandé ce que ça disait sur ma livraison ! C’est vrai que je vais vite, parce que j’aime cette prouesse, mais des fois, les gens peuvent en manquer des bouts ! »

Ce spectacle, elle en est consciente, est le « plus gros risque » qu’elle a pris jusqu’à présent dans sa carrière. « Ce n’était pas nécessaire ! dit-elle en riant. Mais en même temps, c’était la progression logique de ce que j’avais semé. J’ai intérêt à aller là où c’est difficile. Le défi est grand, mais la satisfaction est aussi très grande. Quand le feu pogne, c’est tellement valorisant ! »

Pour un extrait de son monologue, elle s’est inspirée d’une conversation qu’elle a eue sur la maternité avec une auditrice, alors qu’elle coanimait la matinale de Rouge FM.

« Ça m’a changée, faire de la radio pendant quatre ans. Quand je suis sortie du Conservatoire, je pensais qu’il fallait juste que je fasse de la scène. J’ai toujours eu peur que ça me ferme des portes, d’être polyvalente. Mais finalement, les portes communiquent. Je vais être bien moins stressée de faire du théâtre après ça, si j’en fais ! »

Les questionnements sur la maternité occupent une place de choix dans Jalouse. « J’ai l’impression, quand on n’a pas d’enfant, qu’on est dans la salle d’attente de la vie. Qu’on est des adultes-enfants. C’est tellement clair quand tu as des enfants : tu as une auto, tu vas au Costco, tu suis l’horaire. Quand tu es dans ma situation, on dirait que tu es dans les limbes, socialement. C’est vrai que ça me complexe. Je trouverais ça plus simple d’avoir eu un appel très clair. Je ne sais même pas ce que je ressens par rapport à ça encore. Il faudrait que je me branche ! »

Dans son spectacle, elle ironise sur ces mères qui disent constamment aux nullipares (les femmes qui n’ont pas accouché) qu’elles « ne peuvent pas comprendre ». « En même temps, je pense que secrètement, je juge les filles comme moi ! Je perçois chez elles une forme d’égoïsme. Je déteste l’admettre, mais c’est plus fort que moi. Je me dis : “Ce ne doit pas être quelqu’un d’extrêmement chaleureux. Elle ne doit pas être bonne avec les enfants des autres non plus. Elle doit être centrée sur elle.” Je ne suis pas fière de penser ça ! »

Cette franchise sans fard est à l’image du propos qu’elle livre sur scène, au plus près de sa propre personnalité. Alors qu’elle parle abondamment d’anxiété et d’insécurité, elle dit se sentir plus sereine que jamais. « Il faut croire que ma thérapie a fonctionné ! Je récolte enfin le fruit des années difficiles où j’avais à me poser des questions. »

Elle cite à ce sujet la regrettée comédienne Carrie Fisher, qui aurait dit : « Take your broken heart, make it into art » (Prends ton cœur brisé et fais-en de l’art). « J’ai vécu des choses dures, dont je ne suis pas prête à parler. J’ai vécu des deuils difficiles. C’est peut-être pour ça que je travaille autant. Ça fait partie de mes insécurités », dit-elle.

« Mais il y a des portes qui se sont ouvertes, la lumière est entrée. Les choses commencent à se cicatriser et c’est à ça que je goûte, à 37 ans. Moi qui avais si peur de vieillir, j’y goûte enfin. Je vais bientôt lâcher mon petit carnet et nager seule dans la vie, sans avoir peur qu’une tuile me tombe sur la tête. Je m’assume, je m’appartiens et j’ouvre la porte au monde. »

Anne-Élisabeth Bossé est en rodage le 12 novembre à la salle Pauline-Julien et le 18 novembre à la salle Désilets du collège Marie-Victorin. La première médiatique de Jalouse est prévue le 1er mars 2022 au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts.