Je faisais la grasse matinée quand j’ai reçu l’alerte sur mon téléphone qui m’a fait tomber du lit en lâchant un joyeux juron bien de chez nous. « Kevin Lambert remporte le Médicis. »

Une nouvelle extraordinaire qui vient conclure un automne merveilleux et mouvementé pour l’auteur de Que notre joie demeure, ce roman dont personne n’aurait pu prédire le formidable destin. Une superbe fresque sociale se déployant autour du personnage de Céline Wachowski, célèbre architecte montréalaise de renommée internationale qui connaîtra une chute vertigineuse.

On se demandait s’il avait des chances, ayant reçu le prix Décembre la semaine dernière en plus d’avoir été sélectionné dans la première liste du Goncourt, car les jurys sont habituellement soucieux de se démarquer des autres prix littéraires.

Il est plutôt rare qu’un auteur, quel qu’il soit, gagne plus d’une des récompenses les plus convoitées en France, ce qui rend la réussite de Kevin Lambert exceptionnelle. Pour vrai, j’en ai les larmes aux yeux en écrivant cela, car j’y croyais à ce prix, que certains trouvent secrètement plus beau que le Goncourt…

Il devient ainsi le troisième écrivain québécois à recevoir le Médicis, après Dany Laferrière en 2009 pour L’énigme du retour et Marie-Claire Blais en 1966 pour Une saison dans la vie d’Emmanuel. Je n’étais pas née en 1966, mais je me souviens de la liesse du couronnement de Laferrière, que j’avais pourchassé comme je l’ai fait avec Kevin cet automne. Dans cette journée folle (une autre !), il m’a accordé quelques minutes au téléphone en direct du restaurant La Méditerranée, où est remis le prix chaque année.

PHOTO GEOFFROY VAN DER HASSELT, AGENCE FRANCE-PRESSE

Kevin Lambert avec les membres du jury du prix Médicis, à Paris

« Je ne sais même pas comment je me sens, je ne le réalise pas encore, j’étais sûr que je ne pouvais pas l’avoir », dit-il, complètement ébranlé. Le fait de figurer auprès de Marie-Claire Blais dans l’histoire du Médicis est probablement ce qui le touche le plus, car il est un fervent admirateur de l’écrivaine, d’ailleurs citée en exergue de Que notre joie demeure, à mon avis l’un des plus beaux hommages dans la forme à l’écriture blaisienne. « Elle est présente », murmure Lambert, en faisant référence à son livre, mais aussi, j’ai l’impression, à cette célébration de son talent.

À bien y penser, le jury du Médicis suit Kevin Lambert depuis ses débuts, puisque ses deux précédents romans, Tu aimeras ce que tu as tué et Querelle de Roberval, se sont retrouvés dans ses sélections au cours des ans. Cette fois était la bonne pour Que notre joie demeure, qui a fait les manchettes tout l’automne, déclenchant même une polémique sur la lecture sensible qui n’a pas refroidi le jury. « C’est touchant, ils m’ont lu depuis le premier livre, c’est comme une forme d’accompagnement, même si on ne se connaît pas, note Kevin Lambert. Pour moi, c’est la reconnaissance de ce parcours-là. Ce que j’ai compris est que c’était le livre favori et que lorsque j’ai eu le prix Décembre, des membres du jury ont dit : “Ah, merde !”, mais l’argument littéraire l’a emporté. »

Kevin ne croyait tellement pas en ses chances qu’il faisait le ménage de l’appartement qu’on lui avait prêté à Paris ce matin-là, en plus d’avoir accepté une entrevue à la radio à l’heure du dévoilement. C’est en recevant un message d’un membre du jury qui lui a conseillé de rester dans les parages qu’il s’est rendu compte que ça pouvait être possible.

Quand le lauréat a été dévoilé, le visage de Kevin est apparu dans tous les fils de presse et son téléphone a explosé, selon ses propres mots. Il a eu l’intuition de suspendre son compte Facebook ce matin-là pour ne pas être envahi le temps de reprendre son souffle.

Que notre joie demeure l’a emporté avec six voix contre quatre pour Adieu Tanger de Salma El Moumni. Lambert affrontait aussi dans les finalistes Suzanne et l’écrivain d’Éric Reinhardt et Triste tigre de Neige Sinno, deux autres grands favoris dans cette rentrée relevée, c’est dire toute la force de ce roman qui a été chaudement salué dans la presse française. « Que notre joie demeure a fait presque l’unanimité auprès de la critique littéraire, pour la justesse de sa critique sociale et l’audace de son style », pouvait-on lire dans Le Monde après l’annonce du prix, tandis que Le Point a écrit : « Dans son rendu de la démesure qui frappe les grands de ce monde, propulsés dans des bulles spéculatives susceptibles d’éclater à l’instant, Kevin Lambert fait penser à un jeune Balzac ayant l’accent de Xavier Dolan »…

Le tourbillon est presque terminé pour Kevin Lambert, même s’il est toujours en lice pour le Goncourt des lycéens et le Goncourt des détenus, mais on se doute bien que l’impact du Médicis se fera sentir encore longtemps, particulièrement au Québec, où l’on sent que c’est toute la littérature d’ici qui est honorée par sa victoire. Après avoir fêté son prix à Paris, il s’offrira une semaine de vacances bien méritées en Italie. « Ça va faire du bien, admet-il. En ce moment, je suis heureux, mais en dessous de tout ça, il y a quand même un épuisement moral et physique, il faut que je me préserve. »

De mon côté, je dois le remercier pour la joie pendant des mois et aussi d’avoir décroché le téléphone à chacun de mes appels pendant cette saison littéraire particulièrement excitante, dont on se souviendra longtemps.

Qu’est-ce que le Médicis ?

Le Médicis, qui est doté d’une bourse de 1000 euros (soit un peu moins de 1500 $), est décerné depuis 1958. C’est l’un des prix littéraires d’automne les plus prestigieux en France, décrit comme « l’anti-Goncourt » parce qu’il avait été créé pour couronner une œuvre dont l’auteur n’a pas encore une notoriété correspondant à son talent.