Dans L’argent et le bonheur, notre journaliste Nicolas Bérubé offre chaque dimanche ses réflexions sur l’enrichissement. Ses textes sont envoyés en infolettre le lendemain.

Un géant de la finance s’est éteint cette semaine. Charlie Munger, partenaire d’affaires de Warren Buffett, est mort à 99 ans. Et il n’avait toujours pas pris sa retraite : Buffett et lui parlaient pratiquement chaque jour au téléphone de Berkshire Hathaway, le conglomérat de 783 milliards de dollars et de 383 000 employés qu’ils dirigeaient ensemble depuis près d’un demi-siècle.

Quand j’ai commencé à m’intéresser au monde de l’investissement, j’ai fait comme bien des gens et je suis vite tombé dans la marmite Munger. Biographies, discours, entrevues, recueils de citations : j’ai tenté d’absorber ses leçons et ses enseignements sur une foule de sujets.

C’est que Charlie Munger avait « le meilleur esprit de 30 secondes » du monde, selon Warren Buffett.

« [Munger] va de A à Z d’un coup. Il voit l’essence de chaque chose avant même que vous ne finissiez votre phrase », a-t-il déjà déclaré.

Dans sa préface de Damn Right !, la biographie de Munger rédigée par Janet Lowe qui est revenue au sommet des palmarès des ventes cette semaine, Buffett note que son ami n’avait rien fait pour acquérir ces habiletés : il était né avec.

« Toutefois, c’est la façon dont il a choisi de les utiliser qui m’a donné une aussi haute estime de lui », écrit Buffett.

Toute sa vie, Munger s’est efforcé d’affûter son esprit, notamment par la lecture. Parmi ses héros se trouvaient les stoïciens, dont Épictète et Marc Aurèle, ainsi que Benjamin Franklin et Albert Einstein.

Sa famille, disait-il, le décrivait comme « un livre avec deux jambes qui dépassaient en dessous ».

Munger parlait souvent du refus de s’apitoyer sur son sort. Dans la bouche d’un milliardaire à qui tout semblait avoir réussi, ces paroles pouvaient paraître étranges.

Marc Aurèle a déjà écrit : « Si un élément externe vous fait souffrir, votre douleur n’est pas causée par cet élément comme tel, mais par le jugement que vous en avez, et vous avez le pouvoir d’annuler celui-ci à tout moment. »

Cette citation pourrait définir le combat de Charlie Munger. C’est que l’homme d’affaires n’a pas toujours été riche. Ou admiré. Et sa vie a été tragique, comme je le relate dans la conclusion de mon livre De zéro à millionnaire.

En 1953, alors jeune avocat de 29 ans à Los Angeles, Charlie Munger a divorcé. Le couple avait trois jeunes enfants et Munger avait un petit salaire.

Il a pratiquement tout perdu dans sa séparation, y compris sa maison. Le père de famille a alors logé dans une chambre d’une résidence universitaire. Sa voiture était en si mauvais état que même ses enfants le lui faisaient remarquer.

Un an plus tard, en 1954, son fils Teddy, âgé de 8 ans, a reçu un diagnostic de leucémie, le cancer du sang, maladie incurable à cette époque. Teddy a vite dû être transféré dans un hôpital de Pasadena, en Californie, dans un service de soins palliatifs pour enfants, « l’un des endroits les plus tristes sur terre », a déjà dit Munger.

Chaque jour, son ex-femme et lui allaient à l’hôpital rendre visite à leur fils alité qui s’affaiblissait toujours un peu plus. Un ami de la famille s’est plus tard rappelé que Munger « tenait son fils dans ses bras, puis partait marcher dans les rues de Pasadena en pleurant ».

Teddy Munger est mort l’année suivante, à l’âge de 9 ans.

À 31 ans, Charlie Munger était divorcé, venait d’enterrer son jeune fils, n’avait plus un sou et devait payer une importante facture d’hôpital.

Dans un essai sur la vie de Munger, l’auteur Safal Niveshak écrit : « Il aurait été tentant pour lui de tout abandonner et de se tourner vers des vices (alcool, drogues) comme tant de personnes le faisaient à l’époque. Mais Charlie n’a pas baissé les bras. »

Quelques années plus tard, Munger a fait la rencontre de Warren Buffett lors d’un souper. Les deux hommes ont tout de suite su qu’ils étaient faits pour travailler ensemble. Leur association allait créer l’un des plus grands conglomérats industriels et financiers du monde. Charlie s’est aussi remarié et a eu quatre enfants avec sa nouvelle femme.

Les difficultés n’ont pas cessé. Dans sa cinquantaine, Munger a eu une grave infection à l’œil gauche après une opération pour des cataractes qui a mal tourné, un évènement extrêmement douloureux et difficile à accepter pour un homme qui considérait la lecture comme son activité favorite, le devoir de toute personne qui veut apprendre et s’améliorer. Puis, ses deux yeux ont été infectés et les médecins ont cru qu’il deviendrait aveugle.

« Eh bien, je pense qu’il est temps que j’apprenne le braille », a répondu Munger.

Il a finalement conservé la vision dans son œil droit. Mais son œil gauche lui faisait si mal qu’il a dû être remplacé par un œil de verre.

Dans un discours prononcé devant les finissants en droit de l’Université de la Californie du Sud (USC) en 2007, Munger a déclaré qu’il ne fallait jamais s’apitoyer sur son sort.

« L’envie, le ressentiment, la vengeance et l’apitoiement sur soi sont des modes de pensée désastreux. Chaque fois que vous constatez que vous dérivez vers l’apitoiement sur vous-même – et je me fiche de la cause ; votre enfant pourrait mourir d’un cancer –, rappelez-vous que cela n’améliorera pas les choses. C’est une façon ridicule de se comporter. La vie comporte des malheurs terribles, horribles, injustes… Certaines personnes s’en remettent et d’autres non… Chaque malchance dans la vie est une occasion d’apprendre. Votre devoir est de ne pas vous apitoyer sur vous-même et d’utiliser cette malchance de manière constructive. »

Ce qui est émouvant dans son allocution, c’est que Charlie n’y mentionne pas que son propre fils est mort du cancer. Les étudiants qui l’écoutaient n’en avaient pas la moindre idée.

L’important, a-t-il dit, est de se relever. Toujours. Aucune vie n’est parfaite.

« Je n’aime pas le sentiment d’être une victime, a déjà dit Munger. Je ne suis pas une victime. Je suis un survivant. »