En voyant Ottawa acheter des avions militaires de surveillance et de lutte anti-sous-marine à Boeing sans appel d’offres, Bombardier voit lui échapper plus qu’un contrat lucratif : l’avionneur risque d’avoir du fil à retordre pour vendre à l’international un concept qui n’a pas été retenu dans son pays d’origine.

« La décision du Canada rend cela plus difficile, reconnaît Pierre Rochefort, chef de la direction de la firme Cirrus Research Associates. Si ton propre marché ne l’achète pas, ça sera tout un défi de vendre [la solution] ailleurs. »

La Presse a révélé qu’en dépit des plaidoyers de Bombardier, des gouvernements Legault et Ford (Ontario) et d’autres acteurs de l’industrie aérospatiale en faveur d’un appel d’offres, le gouvernement Trudeau a plutôt opté pour une entente de gré à gré qui pourrait atteindre 9 milliards avec le géant américain pour remplacer les CP-140 Aurora vieillissants de l’Aviation royale canadienne (ARC).

Lisez « Ottawa accordera le contrat sans appel d’offres à Boeing »

Ce contrat pour l’acquisition de 16 appareils Poseidon P-8A sera confirmé ce jeudi. Bombardier et Boeing n’avaient pas commenté la décision d’Ottawa, mercredi.

En joignant ses forces à l’antenne canadienne de General Dynamics, Bombardier affirmait pouvoir construire un avion de surveillance et de lutte anti-sous-marine, donc capable de lancer des torpilles, moins coûteux à exploiter et dans les temps requis. La multinationale québécoise aurait offert une version militarisée de son jet privé Global 6500, qui est assemblé dans la région de Toronto. Contrairement au Poseidon, l’avion de la multinationale québécoise ne vole pas encore. Cela a visiblement joué contre l’entreprise.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE BOMBARDIER

Bombardier souhaitait proposer une version militarisée de son jet privé Global 6500 à l’Aviation royale canadienne.

« Pour un avion strictement spécialisé dans la surveillance, on ne parle pas de grosses modifications, rappelle M. Rochefort, ex-commandant d’un escadron de chasseurs F-18 au sein de l’ARC. Mais quand on commence à installer des missiles de 1000 livres sous les ailes et aménager le fuselage pour installer des torpilles, c’est une grosse job. »

Un refus, mais de l’aide

La décision du gouvernement Trudeau survient à un drôle de moment.

Il opte pour Boeing, alors que la Corporation commerciale canadienne – dont le mandat est d’aider les entreprises canadiennes à « accéder à des marchés publics étrangers » – vient de conclure une entente avec Bombardier pour l’aider à promouvoir sa « solution canadienne d’avions de patrouille multimissions » dans le monde.

« Le choix d’Ottawa est un obstacle, mais c’est encore difficile de le quantifier, estime Richard Shimooka, chercheur à l’Institut canadien Macdonald-Laurier, qui se spécialise notamment dans les dossiers en matière de défense. Les exigences canadiennes étaient élevées. Peut-être que celles d’autres pays ne seront pas aussi strictes en matière d’interopérabilité, par exemple. »

En mars dernier, le président et chef de la direction de Bombardier, Éric Martel, avait lui-même laissé entendre qu’un refus d’Ottawa d’opter pour un appel d’offres pourrait nuire aux chances de la compagnie ailleurs dans le monde.

« Ça serait étrange que l’on soit capables de vendre ce produit à d’autres pays sans avoir été considérés dans notre propre pays, avait affirmé M. Martel, en marge d’une allocution devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Oui, ça pourrait nous nuire. »

Un secteur porteur

La multinationale mise grandement sur le secteur de la défense dans le cadre de son redressement. Vers 2025, elle souhaite générer des revenus d’environ 1 milliard US – soit environ 10 % de son chiffre d’affaires total – grâce à ce créneau. Le constructeur québécois a déjà livré des avions exclusivement spécialisés dans les missions de surveillance aux États-Unis ainsi qu’à l’Allemagne.

Parallèlement au remplacement des CP-140 Aurora, Bombardier a vu une belle occasion lui glisser indirectement des doigts. Vers la mi-novembre, son partenaire Saab s’est fait couper l’herbe sous le pied par Boeing, qui a convaincu l’OTAN de lui acheter des E-7 Wedgetail pour renouveler sa flotte d’avions de commandement et de contrôle. C’est le Global 6000 de Bombardier qui est équipé de la plateforme de Saab.

Sur une note plus positive, l’avionneur québécois a vu son un autre partenaire, Sierra Nevada, décrocher un contrat de 554 millions US auprès de l’armée américaine pour lui fournir des avions de surveillance et de reconnaissance – des jets privés de Bombardier convertis.

Ce qu’ils ont dit

PHOTO KAROLINE BOUCHER, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

François Legault, premier ministre du Québec

Si c’est le cas, c’est malheureux parce qu’on oublie une belle compagnie, Bombardier.

François Legault, premier ministre du Québec

PHOTO ERICK LABBÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie

Règle générale, on veut travailler avec des appels d’offres. Est-ce que Bombardier était qualifié pour faire le travail ? Je ne suis pas qualifié pour le dire, je sais que c’était leurs revendications. Je pense que c’est légitime de demander qu’un appel d’offres soit fait.

Pierre Fitzgibbon, ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie

PHOTO ADRIAN WYLD, LA PRESSE CANADIENNE

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

Le gouvernement fédéral a en effet écarté un appel d’offres. Il a en effet écarté Bombardier. Il a en effet écarté le Québec.

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

PHOTO MIKE SEGAR, ARCHIVES REUTERS

Justin Trudeau, premier ministre du Canada

Nous avons deux grandes priorités. On doit s’assurer que nos militaires aient l’équipement nécessaire pour faire leur travail. Et on doit aussi s’assurer d’avoir de bons emplois dans l’industrie aérospatiale à travers le pays. Ce sont nos deux buts et c’est sur quoi nous allons continuer de travailler.

Justin Trudeau, premier ministre du Canada

Je suis frustré. C’est un gouvernement sans stratégie, qui prend des décisions à la pièce. Les dés étaient jetés avant même que la course commence. Un appel d’offres aurait aidé à stabiliser notre industrie. Quel message on envoie ? Je trouve cela désastreux.

David Chartrand, vice-président de l’Association internationale des machinistes et travailleurs de l’aérospatiale

Avec Fanny Lévesque, La Presse

En savoir plus
  • 1980
    Année où les CP-140 Aurora sont entrés en service au Canada
    Gouvernement du Canada
    14
    Nombre d’appareils CP-140 modernisés pour prolonger leur vie utile jusqu'à 2030
    Gouvernement du Canada