Des entreprises aéronautiques canadiennes s’opposent à l’idée que l’obtention par Bombardier d’un contrat pour le remplacement d’avions de patrouille militaires vieillissants serait la meilleure solution pour le secteur, affirmant qu’un accord entre Ottawa et le leader Boeing pourrait s’avérer au moins aussi lucratif.

Bombardier a demandé au gouvernement fédéral d’autoriser une concurrence ouverte pour le successeur des 14 avions CP-140 Aurora de l’Armée de l’air royale canadienne, vieux d’un demi-siècle.

Le constructeur montréalais d’avions d’affaires a fait valoir que ses avions de surveillance, lorsqu’ils commenceront à sortir des chaînes de montage au début de la prochaine décennie, offriront un produit moins cher et de plus haute technologie, qui sera construit au Canada.

Jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas précisé s’il opterait pour un contrat à fournisseur unique ou pour un appel d’offres ouvert. Mais son service des achats a déclaré que le P-8A Poseidon de Boeing était « le seul avion actuellement disponible qui réponde à toutes les exigences opérationnelles de l’ACMM (avion canadien multimission) », notamment en ce qui concerne la lutte anti-sous-marine, la collecte de renseignements et la surveillance.

PHOTO JON NAZCA, ARCHIVES REUTERS

Un Boeing P-8 Poseidon de l’armée de l’air américaine

Martin Brassard, PDG du fabricant québécois de trains d’atterrissage Héroux-Devtek, souligne l’énorme capacité de production de Boeing, qui générerait des affaires pour les fournisseurs de pièces détachées et les entreprises d’entretien et de réparation de tout le Canada. Quatre-vingt-un fournisseurs du Poseidon sont déjà installés dans notre pays.

« Je ne critique pas la solution de Bombardier, car je ne la connais pas. Ce que je sais, c’est qu’ils n’ont pas de solution prête. Et celle-ci est prête », a expliqué M. Brassard, ajoutant que l’obtention d’un contrat pourrait ouvrir d’autres portes aux entreprises canadiennes chez Boeing.

« Je pense qu’avec tous les programmes mis en œuvre par le gouvernement américain, il s’agit de milliers d’avions. »

M. Brassard a souligné l’importance d’un processus d’acquisition rapide et fiable, en rappelant les retards enregistrés dans le passé dans la sélection des avions militaires – pour le CF-18 Hornet dans les années 1970 et, plus récemment, pour l’avion de chasse furtif F-35, dont le processus de concurrence a duré plus de sept ans avant qu’il ne soit choisi en 2022.

« Je ne veux pas que l’histoire se répète avec le CP-140, avec tous les débats politiques que Bombardier mène actuellement. Il ne devrait pas s’agir d’une décision politique, mais d’une décision [du ministère de la Défense] », a-t-il dit.

« Urgence injustifiée »

Les premiers ministres de l’Ontario, Doug Ford, et du Québec, François Legault, ont fait écho ce mois-ci aux appels de Bombardier en faveur d’un appel d’offres ouvert, renouvelant leur demande de l’été de « mettre tout le monde sur un pied d’égalité » en lançant un appel d’offres.

Le porte-parole de la société, Mark Masluch, a mis en garde contre « l’urgence injustifiée » de trouver un remplaçant pour les avions qui n’ont pas de date de retraite précise, qualifiant cette idée de « fallacieuse ».

John Gradek, qui enseigne la gestion en aviation à l’Université McGill, convient que les Aurora « ne vont pas s’écraser en plein vol », mais il croit que le temps reste néanmoins un élément à prendre en compte. Il ajoute que les Poseidon devraient être livrés dès 2026, environ cinq ans avant l’appareil de Bombardier.

[Les avions] vont commencer à être très coûteux à entretenir, et parfois même impossibles à entretenir parce que les pièces ne sont maintenant plus disponibles.

John Gradek, enseignant à l’Université McGill

« La question est de savoir quelle forme il aura et s’il pourra accomplir les missions, a ajouté le professeur Gradek. Est-ce la technologie dont nous avons besoin ? »

Bombardier a indiqué qu’un accord ajouterait 2,8 milliards au produit intérieur brut du pays, citant un rapport de PwC commandé par l’entreprise. Le contrat potentiel de plusieurs milliards de dollars fournirait 22 650 emplois directs – près de 11 000 en Ontario, 6550 au Québec et près de 4200 au Canada atlantique – selon le rapport.

Une étude commandée par Boeing et réalisée par Doyletech, une société établie à Ottawa, a révélé qu’un contrat avec Boeing générerait près de 10 milliards de dollars d’activité économique nationale sur une décennie et soutiendrait directement plus de 230 entreprises canadiennes.

Avantage Boeing ?

Tracy Medve, PDG de KF Aerospace, qui répare et révise des avions en Colombie-Britannique et en Ontario, travaille sur les Poseidon de Boeing depuis des décennies.

« KF et d’autres entreprises canadiennes en bénéficieront », a-t-elle assuré, précisant que l’avion pourrait être livré dès 2026.

Je pense personnellement que c’est le bon choix pour le Canada, car il s’agit d’une plateforme Boeing éprouvée et parce que le P-8 a été en service dans de nombreux autres domaines.

Tracy Medve, PDG de KF Aerospace

Le fait que les alliés du Canada utilisent le P-8 Poseidon pourrait faciliter la tâche de l’armée canadienne et des fournisseurs nationaux déjà familiarisés avec le produit.

« Si votre avion est en panne, vous voulez pouvoir vous adresser à vos alliés et leur dire : “Au fait, avez-vous cette pièce ?” », a expliqué Lorenzo Marandola, président de la société québécoise M1 Composites Technology, qui se spécialise dans l’entretien des avions.

« C’est extrêmement important en matière de maintenance et d’opérabilité des missions. »

Les autres membres de l’alliance de renseignement Five Eyes – les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande – ainsi que l’Inde, l’Allemagne, la Norvège et la Corée du Sud utilisent tous le P-8 ou prévoient de le faire.

Des problèmes à l’horizon ?

Ces dernières années, Boeing a été confronté à des problèmes de production et de qualité sur ses avions commerciaux, en particulier le 737 Max, le 787 Dreamliner et le 777. Des questions subsistent quant à sa capacité à fabriquer les Poseidons à temps.

Pour sa part, Peter Wheatley, le vice-président de StandardAero, qui entretient et répare les moteurs à réaction, juge que le risque est « incroyablement faible ». « Opter pour le P-8 serait un très bon choix pour l’industrie canadienne et les entreprises comme la mienne. »

Pour l’entreprise fondée à Winnipeg en 1937, un contrat de 10 ans emplirait ses coffres de 600 millions, estime le dirigeant.

L’entreprise, qui a aussi des installations à l’Île-du-Prince-Édouard et à Langley, en Colombie-Britannique, a déjà travaillé sur 111 Poseidon de la marine américaine ainsi que 15 appareils P-8 de l’armée de l’air australienne. « Nous serions ravis d’avoir la chance de pouvoir faire ceux du Canada, également. »