(Ottawa) Le gouvernement Trudeau a tranché : il accordera à Boeing le contrat de 9 milliards de dollars, sans appel d’offres, pour lui acheter 16 avions P-8A Poseidon, afin de remplacer la flotte des avions de surveillance CP-140 Aurora de l’Aviation royale canadienne (ARC), a appris La Presse.

Ce qu’il faut savoir

  • L’Aviation royale canadienne doit remplacer ses vieux avions de surveillance CP-140 Aurora.
  • Ce contrat pouvant atteindre 9 milliards sera accordé sans appel d’offres à Boeing.
  • Bombardier demandait une chance de rivaliser avec son concurrent américain.

Cette décision, qui risque de provoquer un ressac politique au Québec, sera annoncée jeudi par trois ministres du cabinet fédéral : Bill Blair (Défense), Jean-Yves Duclos (Services publics et Approvisionnement) et François-Philippe Champagne (Innovation, Sciences et Industrie). Pour tenter d’apaiser la grogne, on devrait annoncer que le géant américain implantera un centre de recherche et développement dans la région de Montréal.

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Ottawa s’apprête ainsi à ignorer les plaidoyers de Bombardier et d’autres poids lourds de l’industrie – comme la filiale canadienne de General Dynamics – ainsi que ceux des syndicats représentant les travailleurs de l’aérospatiale, qui réclamaient un appel d’offres pour permettre à l’avionneur québécois de rivaliser avec Boeing. Depuis des mois, Bombardier répète être en mesure de construire un avion de surveillance et de lutte anti-sous-marine, donc capable de lancer des torpilles, qui est à la fine pointe de la technologie, moins coûteux à exploiter et dans les délais.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Depuis des mois, Bombardier répète être en mesure de construire un avion de surveillance et de lutte anti-sous-marine, donc capable de lancer des torpilles. Il s’agirait d’une version militarisée de son jet privé Global 6500.

Il s’agirait d’une version militarisée de son jet privé Global 6500, qui est assemblé dans la région de Toronto. Contrairement au Poseidon de Boeing, l’avion proposé par la multinationale québécoise n’est qu’un prototype à l’heure actuelle. Cela a visiblement joué contre l’entreprise, qui mise grandement sur le secteur de la défense dans le cadre de son redressement. Le constructeur de jets privés a déjà livré des avions exclusivement spécialisés dans les missions de surveillance à des clients comme les États-Unis et l’Allemagne.

Drôle de signal

Le choix du gouvernement Trudeau envoie un drôle de signal. D’un côté, il privilégie Boeing à l’intérieur de ses frontières, mais souhaite aider Bombardier à vendre son avion militarisé à l’international. La semaine dernière, la Corporation commerciale canadienne, dont le mandat est d’aider les entreprises canadiennes à accéder à « des marchés publics étrangers », annonçait son intention d’épauler l’avionneur québécois.

« Le protocole d’entente offre aux gouvernements la possibilité d’acquérir ce nouvel avion-multimission de gouvernement à gouvernement et vise à contribuer au développement du commerce entre le Canada et d’autres pays », annonçait-on.

En entrevue avec La Presse, le 26 octobre dernier, le président et chef de la direction de Bombardier, Éric Martel, affirmait que « trois ou quatre pays » s’intéressaient à l’avion militaire développé par son entreprise.

Des sources gouvernementales et de l’industrie de l’aérospatiale ont confirmé à La Presse que la décision de privilégier Boeing a été prise lors d’une réunion du Cabinet la semaine dernière. Cette décision devait être entérinée par les membres du comité du Conseil du Trésor lors d’une réunion extraordinaire, mardi soir, à Ottawa. Ce comité est présidé par la présidente du Conseil du Trésor, Anita Anand. Le ministre Jean-Yves Duclos en assure la vice-présidence. La ministre des Finances, Chrystia Freeland, y siège aussi.

Stratégie déjà prête

La stratégie du gouvernement Trudeau pour tenter de faire passer la pilule au Québec, où le gouvernement Legault a publiquement demandé un appel d’offres, est déjà prête, d’après des notes internes préparées pour cette réunion et que La Presse a pu consulter.

On y explique notamment qu’Ottawa craint que Bombardier ne soit pas en mesure de construire l’avion dans un délai raisonnable et que cela puisse porter préjudice au ministère de la Défense nationale, qui pourrait se retrouver sans avions de surveillance au-delà de la période de 2030, au moment où le contexte géopolitique est hautement volatile. On y souligne aussi que l’offre de Boeing vient à échéance à la fin du mois, soit cette semaine, et que les coûts d’achat du Poseidon vont augmenter si une décision n’est pas prise d’ici le 30 novembre. De plus, faute de nouvelles commandes, Boeing pourrait cesser d’assembler le P-8A après 2025.

L’appareil de Boeing est assemblé aux États-Unis, mais plusieurs entreprises implantées au Québec et dans le reste du Canada sont impliqués à titre de fournisseur. Parmi celles-ci, on retrouve le spécialiste québécois des simulateurs de vols CAE, GE Aviation, qui exploite une usine à Bromont, ainsi que le constructeur de moteurs Pratt & Whitney, bien implanté sur la Rive-Sud de Montréal. Le Poseidon est également déjà en service chez les « Five Eyes », une alliance de services de renseignement de cinq pays dont fait partie le Canada.

Craintes partagées

James Fryer, un analyste du secteur de la défense établi à Toronto, partage une partie des craintes d’Ottawa. Dans une analyse récemment diffusée dans la publication Frontline, spécialisée dans les questions militaires, il soulignait que le Global 6500 de Bombardier n’avait jamais volé en étant équipé des systèmes ou armes destinés aux missions de lutte anti-sous-marine.

« Un acheteur potentiel ne peut pas (encore) évaluer comment l’ajout d’un compartiment à torpilles ou l’ajout d’équipement sur les ailes affectera le poids, le centre de gravité ou l’aérodynamisme, écrit-il. Si Bombardier estime qu’elle peut offrir une meilleure option que le P-8, il convient de se demander pourquoi elle n’a pas tenté de commercialiser le concept auprès d’autres utilisateurs potentiels de cet avion, comme le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, l’Inde ou l’Allemagne. »

Dans les notes gouvernementales, Ottawa reconnaît aussi qu’il court le risque d’une poursuite devant les tribunaux de la part de Bombardier et de General Dynamics – une option qu’ont évoquée les deux entreprises dans une lettre envoyée à une brochette de ministres. Mais on calcule en coulisses que les coûts d’une telle poursuite devant les tribunaux seraient moins élevés que de lancer un appel d’offres.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

En savoir plus
  • 1 milliard US
    Cible des revenus annuels que Bombardier souhaite générer grâce au secteur de la défense à compter de 2025
    Source : Bombardier
    155
    Nombre de P-8A Poseidon actuellement en service dans le monde
    Source : Boeing