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Plusieurs entreprises américaines ont un lien d’affaires avec l’État du Delaware. Quel est l’avantage ? Merci ! – Martin Turcotte

Notre lecteur ne croit peut-être pas si bien dire. Aux États-Unis, le petit Delaware compte 1 million d’habitants, mais 2 millions d’entreprises, selon le gouvernement de l’État. Près de 70 % des sociétés figurant dans le fameux palmarès Fortune 500 des plus grandes entreprises américaines y sont enregistrées !

Le Delaware attire aussi bien des sociétés publiques comme Apple et Google – et leurs milliers de milliards en capitalisation boursière – que des entreprises à responsabilité limitée appartenant à une seule personne. Pourquoi ?

« Il ne peut pas y avoir une seule raison qui motive toutes ces sociétés différentes », répond Hal Weitzman, professeur associé à la Booth School of Business de l’Université de Chicago, en entrevue avec La Presse. Ex-journaliste au Financial Times, il a signé What’s the Matter With Delaware, un livre sur l’extraordinaire pouvoir d’attraction de l’État sur les entreprises et ses effets néfastes.

Il présente trois attraits fondamentaux : un droit des affaires particulièrement efficace, une fiscalité avantageuse… et la défense farouche de l’anonymat.

Des cours très bien rodées

« Beaucoup de gens vont au Delaware et ils ne savent même pas pourquoi », ironise Hal Weitzman.

Quand des sociétés étrangères s’installent aux États-Unis, leurs banques d’investissement exigent souvent qu’elles s’enregistrent au Delaware. Leurs avocats veulent tout simplement que les contrats et les financements qu’elles signeront tombent sous sa juridiction, qui domine outrageusement le droit américain des affaires.

PHOTO FOURNIE PAR LA BOOTH SCHOOL OF BUSINESS DE L’UNIVERSITÉ DE CHICAGO

Hal Weitzman

Le Delaware écrit le droit des affaires pour les États-Unis, et même pour le monde entier !

Hal Weitzman

C’est que son système de justice des entreprises est particulièrement efficace. Contrairement à la plupart des autres administrations américaines, le Delaware a conservé sa « Court of Chancery ». Depuis 1792, ce tribunal de règlement des différends entre particuliers, hérité des Britanniques, s’est constamment perfectionné.

« Le droit commercial est modifié tous les six mois pour s’adapter aux gens d’affaires », dit Vincent Allard, un avocat d’affaires québécois installé au Delaware.

Résultat : des procédures très rapides. « C’est très intéressant pour les entreprises parce qu’elles sont constamment poursuivies, elles doivent régler des conflits entre actionnaires, boucler des fusions et des acquisitions… », explique Hal Weitzman

Delaware Loophole

L’État présente aussi des avantages purement fiscaux : il ne lève pas d’impôt sur le revenu des sociétés qui ne proviennent pas de son territoire et n’a pas de taxe de vente, notamment.

Vincent Allard souligne que les entreprises doivent tout de même payer de l’impôt dans l’État où elles mènent leurs vraies affaires, ainsi que l’impôt fédéral, beaucoup plus important.

Hal Weitzman a toutefois bien documenté ce qu’on appelle le Delaware Loophole. Ce stratagème permet de profiter de l’exemption d’impôt dans l’État sur les « actifs intangibles », comme les marques de commerce, en y transférant des revenus issus de la propriété intellectuelle.

Le professeur donne l’exemple de la chaîne de quincailleries Home Depot. Dans les années 1990, ses filiales dans les autres États s’étaient mises à payer des milliards à une société écran du Delaware, baptisée Homer D Poe, prétendument pour pouvoir utiliser ses propres marques.

Anonymat

Mais la plupart des entreprises du Delaware sont loin d’être de grandes sociétés. En fait, près des trois quarts sont des entreprises à responsabilité limitée, qui peuvent appartenir à une seule personne. Elles sont surtout attirées par la rapidité du processus pour s’enregistrer et la grande discrétion que l’État leur offre.

« Vous et moi pouvons mettre sur pied une entreprise en une demi-heure, dit Hal Weitzman. Nous n’aurions pas besoin d’aller au Delaware, nous n’aurions pas besoin de présenter une quelconque carte d’identité, ou même de mettre nos noms sur les documents. »

C’est pourquoi l’État a fait parler de lui dans le cadre de nombreuses enquêtes impliquant des fonds illicites. En 2019 par exemple, les autorités ont arrêté Lev Parnas et Igor Fruman. Associés de Rudy Giuliani, avocat de Donald Trump à l’époque, ils ont caché des dons politiques étrangers dans des sociétés écrans anonymes du Delaware.

Une nouvelle loi fédérale, le Corporate Transparency Act, doit forcer d’ici quelques mois toutes les entreprises du pays à déclarer leurs véritables propriétaires. Ces informations ne seront cependant pas accessibles au grand public, comme c’est le cas au Québec et au Royaume-Uni.

Vincent Allard signale que les autres administrations américaines ne sont pas plus transparentes que le Delaware. Au Canada, la plupart des provinces, dont l’Ontario, ne font pas mieux non plus.

Hal Weitzman est d’accord. Mais le petit État côtier est en quelque sorte le champion de l’anonymat qu’offre l’oncle Sam aux entreprises.

« Au fil des ans, ils ont fait un lobbyisme intense pour que les règles ne deviennent pas plus strictes, jusqu’à récemment. Donc ils ne font pas seulement partie du système, ils le modèlent. »