Les notaires ne sont pas reconnus pour être particulièrement bruyants et contestataires. Mais ces jours-ci, ils s’organisent pour faire connaître leur grogne à Québec. Depuis la fin d’octobre, la loi 34 visant à moderniser leur profession a signé l’arrêt de mort… des signatures à distance. Les clients devront recommencer à se déplacer dans leurs bureaux comme avant la pandémie. Une décision qui ne passe pas.

Propriétaire d’un bureau à Mirabel, la notaire Cassandra Vermette n’arrive pas à croire qu’elle ne peut plus rencontrer ses clients sur Teams et leur faire signer leur testament à distance.

« Je suis très fâchée pour ce qui est de la signature à distance. Mon entreprise fait 95 % de signatures à distance. Ça vient changer la donne un peu beaucoup. » La jeune notaire est allée chercher sa clientèle sur Instagram, où elle insiste notamment sur l’importance pour les nouveaux parents de se doter d’un testament notarié. Ses clients sont aux quatre coins du Québec.

PHOTO FOURNIE PAR CASSANDRA VERMETTE

La notaire Cassandra Vermette possède un bureau à Mirabel, mais travaillait presque exclusivement à distance avant le 24 octobre.

La proximité physique, pour un testament, n’est d’aucune importance, croit-elle. « Tu peux bâtir un lien de confiance très fort avec un écran. »

La notaire Magali Drouin, qui exerce à Belœil au cabinet CMVR, ne comprend pas davantage ce changement législatif. Quand elle a appris, le 24 octobre, que la nouvelle loi était en vigueur le jour même, elle s’est empressée d’exprimer son mécontentement sur Facebook, ce qui a créé « un monstre ». Depuis, des centaines de notaires ont entrepris l’écriture d’une lettre destinée aux députés, en collaboration avec des cabinets d’avocats en désaccord, eux aussi, avec ce pan de la loi, ai-je appris.

Les notaires estiment que le retour des signatures en personne est « contraire à l’esprit d’accessibilité et de modernisation » de leur profession, et que cela « crée une inégalité entre les citoyens basée sur leur situation géographique », indique leur missive.

Le groupe prévoit ensuite lancer une pétition qui sera transmise au ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La notaire Magali Drouin

« Je ne connais personne qui est content », m’a confié une troisième notaire, Caroline Bessette. Dans ses bureaux comptant 12 notaires, trois ont démissionné puisqu’ils étaient en télétravail à 100 % et qu’ils habitent trop loin pour faire des rencontres en personne. D’autres sont forcés de recommencer à travailler le soir pour accommoder les clients qui ne peuvent se déplacer pendant la journée.

« La contradiction ultime, c’est que les gens viennent dans mon bureau pour signer les documents avec leur cellulaire, dénonce le notaire Jasmin Nicol, du cabinet SJJN à Sainte-Julie. Je vois déjà mes clients d’affaires me demander si je les niaise ! »

Même si la signature des documents doit désormais se faire en présentiel, pas question de sortir le stylo. La Loi visant la modernisation de la profession notariale et à favoriser l’accès à la justice met fin aux actes notariés sur papier. Le support numérique devient la norme. La Chambre des notaires aura d’ailleurs le mandat d’administrer un greffe central numérique.

Concrètement, une fois les documents lus sur un écran, les clients reçoivent un courriel et cliquent sur un lien, ce qui fait office de signature. Parfois, la signature se fait sur une tablette. Seules les personnes qui en font la demande obtiendront une copie papier de leur contrat de mariage ou de vente d’une propriété.

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La « dématérialisation des actes » est vue d’un très bon œil par l’Association professionnelle des notaires du Québec (APNQ) dans le contexte où plus de 100 000 actes notariés ont été détruits lors de la tragédie à Lac-Mégantic. On y voit un pas nécessaire vers la modernité.

En revanche, le retour aux rencontres en personne – sauf pour des cas exceptionnels, précise la loi – est perçu par les notaires comme un grand bond vers le passé.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE LINKEDIN DE KEVIN HOULE

Kevin Houle, président de l’Association professionnelle des notaires du Québec

Le président de l’APNQ, Kevin Houle, m’a dit qu’il n’avait pas entendu parler de « cas catastrophiques » qui auraient pu justifier la fin de la signature à distance, qui était permise depuis le début de la pandémie. « C’est pour ça qu’on a été très surpris [par la décision de Québec]. » À son avis, Simon Jolin-Barrette voulait sans doute éviter qu’un notaire travaille sous le soleil des tropiques puisque « le notaire est tenu d’avoir pignon sur rue, déontologiquement parlant ».

Les notaires « 100 % virtuels » sont « en contravention avec la réglementation déjà en place. On n’a pas besoin d’une autre loi pour gérer ça », ajoute Jasmin Nicol.

Au cabinet de M. Jolin-Barrette, on m’a écrit que « les opinions divergent beaucoup » sur la signature à distance et que cette dernière soulève des « risques quant à la validité de l’acte notarié signé à distance ». En outre, l’expérience à l’international démontre que ce n’est pas une pratique permise et courante dans la majorité des notariats de type latin.

De fait, le Québec était l’un des seuls endroits au monde qui permettait les signatures d’actes notariés à distance, relate le professeur et directeur du programme de maîtrise en droit notarial de l’Université Laval, François Brochu. Cette pratique posait des risques, juge-t-il, étant donné que nous ne possédons pas de carte d’identité nationale comme c’est le cas en Europe.

Les notaires font-ils une tempête dans un verre d’eau ? Avant la pandémie, tout le monde se déplaçait chez le notaire et l’on s’en accommodait de part et d’autre.

Mais il est vrai qu’avec l’arrivée du télétravail, des consultations médicales à distance et des négociations hypothécaires avec les banques par vidéoconférence, les attentes ont changé. Depuis trois ans, les notaires se sont adaptés à une nouvelle réalité, ce que leurs clients apprécient. Revenir aux méthodes du passé, même s’il n’est pas si loin, ne pouvait pas se faire sans heurts, comme l’ont constaté de nombreux employeurs qui ont réclamé le retour de leurs employés au bureau.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

La nouvelle loi 34 qui modernise la profession notariale risque de réduire considérablement l’attrait des prêteurs non bancaires, qu’on qualifie aussi de virtuels ou d’« alternatifs ».

Bientôt une nouvelle facture pour renouveler l’hypothèque ?

Pour profiter d’un meilleur taux hypothécaire, de plus en plus de Québécois se tournent vers les prêteurs non bancaires, ceux qu’on qualifie aussi de virtuels ou d’« alternatifs ». Or, la nouvelle loi 34 qui modernise la profession notariale risque de réduire considérablement leur attrait, craignent les courtiers hypothécaires.

Pour attirer les clients, les prêteurs virtuels comme First National, Manuvie, MCAP et MERIX absorbent les frais d’environ 800 $ associés à la rédaction des documents légaux requis lors des renouvellements hypothécaires.

Par défaut, le travail est confié en vaste partie aux parajuristes de deux firmes établies en Ontario, soit First Canadian Title (FCT) et Fidelity National Financial (FNF). Une fois complétés, les dossiers sont transmis à des notaires du Québec qui s’assurent de recueillir les signatures requises et de valider l’identité des personnes. Ceux-ci obtiennent une part des 800 $ pour leurs services.

Ce modus operandi qui fonctionnait depuis des années est devenu illégal, le 24 octobre, lorsque la loi 34 est entrée en vigueur sur-le-champ.

Désormais, seuls les notaires sont autorisés à rédiger les dossiers hypothécaires et ils doivent compléter eux-mêmes toutes les étapes du processus. La nouvelle loi les oblige par ailleurs à obtenir la signature de leurs clients en présentiel. Les signatures à distance ne sont plus permises, sauf dans certains cas exceptionnels.

Des courtiers hypothécaires craignent que la combinaison de ces deux nouveautés inscrites dans la loi ait des conséquences fâcheuses et coûteuses pour leurs clients.

« Si les coûts notariaux sont trop élevés, ça ne vaudra plus la pleine de changer de prêteur pour aller chercher des conditions avantageuses », déplore Louis-David Lafortune-Boulard, du cabinet Momentum. Dans le contexte où le prix des propriétés et les taux d’intérêt sont élevés, chaque dixième de pourcentage fait une bonne différence.

Le taux pour un prêt de 4 ans à taux fixe est de 5,64 % chez les prêteurs virtuels actuellement, ce qui se compare à 6,09 % dans les banques, donne-t-il en exemple. Sur une hypothèque de 300 000 $, c’est environ 80 $ par mois ou 3850 $ au bout du terme. La moitié de l’économie risque de passer en frais de notaire sans le travail de FCT et FNF, fait valoir M. Lafortune-Boulard.

« Ce qui était intéressant [avec FCT et FNF], c’est que les transferts ne coûtaient rien. Toutes les économies allaient dans les proches des clients. Ils n’avaient même pas conscience des coûts », renchérit le dirigeant responsable et cofondateur du cabinet apoint Hypothèque Simon Lupien. Entre 20 et 25 % de ses clients choisissent un prêteur virtuel lors d’un renouvellement hypothécaire (subrogation ou transfert subsidiaire, dans le jargon).

Règle générale, il est déjà désavantageux de renouveler avec sa banque, poursuit-il. « Si tu restes avec le même prêteur, c’est rare que tu obtiens le meilleur taux. […] Dès que les banques ne sont pas challengées, elles ne donnent pas un super taux. »

Évidemment, les changements de prêteur amènent de l’eau au moulin des courtiers…

Mais il n’est pas farfelu de croire que l’ajout systématique de frais de notaire dans l’équation risque de nuire aux consommateurs. Pour quelles raisons une banque offrirait-elle son taux le plus alléchant à un client pratiquement captif ?

À l’instar des notaires, les courtiers hypothécaires déplorent qu’on revienne aux signatures en personne, ce qui forcera certains de leurs clients à prendre congé pour se déplacer. Cela risque de devenir un argument additionnel pour ne pas changer de prêteur si l’économie est minime.

La question des honoraires préoccupe aussi les courtiers, particulièrement dans les régions où les notaires sont habitués à monter des dossiers avec Desjardins et la Banque Nationale, les deux principaux prêteurs dans la province. Certains notaires facturent 500 $ de plus lorsque le prêteur est virtuel, d’autres refusent carrément ces dossiers jugés plus complexes.

La signature en personne est un enjeu, disent-ils, parce que les écarts d’honoraires selon les régions sont significatifs. « En Gaspésie, les notaires sont deux fois plus chers qu’à Montréal, note Simon Lupien. Est-ce qu’il y a un avantage à rencontrer un notaire à cinq minutes de son domicile qui est deux fois plus cher ? »

La signature à distance des documents permettait aux courtiers hypothécaires de trouver facilement un notaire à l’aise avec ce type de transaction, car sa situation géographique n’avait pas d’importance.

Désormais, la mission sera plus difficile, puisque le notaire devra posséder un bureau à une distance raisonnable du client. Dans les régions en manque de notaires, cela pourrait provoquer des « abus ».

« Dans une région où Desjardins et la Banque Nationale sont très forts, les notaires pourront dire qu’ils n’aiment pas les prêteurs virtuels parce qu’ils sont plus d’ouvrage et charger 2000 $ pour une transaction [un renouvellement] », prédit Louis-David Lafortune-Boulard. Son confrère Philippe Béland, propriétaire d’un cabinet de courtage affilié à Consortium Hypothécaire, craint qu’il soit carrément impossible dans certaines régions de trouver un notaire disposé à rédiger un dossier impliquant une banque virtuelle.

Pour le moment, plusieurs questions demeurent sans réponse.

Les prêteurs virtuels accepteront-ils de faire affaire directement avec des notaires ? Paieront-ils une partie de la facture ou toute la facture ? Tourneront-ils le dos au marché québécois en raison de sa spécificité (la profession de notaire n’existe pas dans les autres provinces) ?

Jusqu’ici, malgré l’entrée en vigueur de la loi et les directives claires de la Chambre des notaires, FCT et FNF continuent de faire les choses comme avant, m’ont confirmé une courtière hypothécaire et une notaire qui travaille pour ces deux entreprises.

Par courriel, l’entreprise ontarienne FCT m’a écrit qu’elle peut continuer à faire son travail et qu’elle a « l’intention de le faire […] d’une manière qui respecte la loi du Québec ». Elle juge que « l’interprétation » que la Chambre des notaires du Québec (CNQ) fait de la loi 34 est « rétrograde et exagérée ».

FCT croit par ailleurs que la Chambre a « profité » des modifications apportées à la loi sur le notariat pour relancer le débat sur la légitimité du travail qu’elle accomplit, même si ses arguments ont été déboutés « par les trois paliers de tribunaux ». De fait, le dossier s’était rendu jusqu’en Cour suprême, en 2019. La Chambre des notaires jugeait que les services fournis par FCT usurpaient la profession de notaire.

En réalité, c’est toute l’industrie hypothécaire du Canada qui réagit à la loi 34. L’organisation Professionnels hypothécaires du Canada, qui regroupe des courtiers, des prêteurs et des assureurs, a écrit au ministre de la Justice, car elle croit que « la loi contient malheureusement quelques éléments problématiques au niveau des transactions hypothécaires », a-t-elle écrit dans une lettre à ses membres.

La vision est aux antipodes à l’Association professionnelle des notaires du Québec (APNQ). « Le notaire n’est pas uniquement un commissaire à l’assermentation. Le ministre [Jolin-Barrette] l’a compris », se réjouit son président, Kevin Houle.

De toute évidence, ni la décision de la Cour suprême ni la loi 34 n’auront permis de mettre un terme à la dissension.