Question piège. Selon vous, la hausse actuelle des salaires est-elle supérieure à la cible d’inflation de la Banque du Canada, de 1 à 3 % par année ? Ou pas ?

La réponse, chers lecteurs, dépend de l’indicateur de Statistique Canada que vous choisissez, étonnamment. Les deux indicateurs publiés, suivis à la loupe par la Banque du Canada, envoient des signaux nettement contradictoires.

Selon le premier indicateur, le boom des salaires se poursuit, alors que selon le second, la progression annuelle des salaires est tombée sous la barre des 2 % ces derniers mois au Canada. Cet écart important entre les deux indicateurs, on le remarque dans chacune des quatre grandes provinces que j’ai analysées.

Ce signal contradictoire n’est pas sans intérêt, sachant l’importance qu’accordent les économistes à cette inflation des salaires. Et sachant qu’une forte hausse de ces salaires est de nature à inciter la Banque du Canada à maintenir ses taux d’intérêt élevés, alors qu’à l’inverse, un apaisement des salaires pourrait être le signal que sa politique anti-inflationniste fonctionne et qu’elle peut cesser de hausser les taux.

Voyons voir. Règle générale, les économistes et les médias utilisent les données de l’Enquête sur la population active (EPA) pour s’informer sur les tendances salariales et l’emploi. Cette enquête est réalisée auprès de 56 000 ménages, dont le sixième est renouvelé chaque mois.

Selon l’EPA, donc, les salaires hebdomadaires au Canada grimpent au rythme annuel de 5,6 % depuis six mois, en moyenne. La hausse annuelle est assez constante chaque mois, la dernière disponible, en avril, étant de 5,6 %.

Sur cette base, on peut conclure que les salaires poursuivent leur montée et que l’inflation s’est vraisemblablement transposée dans les salaires.⁠1

Un autre indicateur de Statistique Canada donne toutefois des conclusions très différentes. Cet indicateur, en retard d’un mois sur le précédent et boudé par les médias, montre que la rémunération hebdomadaire au Canada ne progresse qu’au rythme annuel de 2,5 % depuis novembre et encore, que cette progression ralentit rapidement.

Par exemple, pour le dernier mois disponible, mars, la hausse annuelle est de seulement 1,4 % au Canada et de 0,6 % au Québec. Bref, en vertu de ce deuxième indicateur, l’inflation des salaires paraît maîtrisée.

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Ce dernier indicateur, faut-il savoir, est souvent jugé plus fiable que le premier. Il est basé sur les réelles données de paye fournies mensuellement par les entreprises à l’Agence du revenu du Canada (ARC), et non seulement sur un sondage. Il s’agit plus précisément de l’Enquête sur l’emploi, la rémunération et les heures de travail (EERH).

Étonnamment, même la valeur de la paye hebdomadaire brute diffère considérablement entre les deux méthodes depuis quelques mois, ce qui ne s’était pas vu depuis au moins 10 ans, comme le montre ce graphique.

Comment expliquer le phénomène ?

J’ai posé la question à Statistique Canada, notamment pour savoir s’il pourrait y avoir eu une erreur dans la collecte des données – ce qui est plutôt improbable –, mais je n’avais pas eu de réponse en fin de journée vendredi.

Se pourrait-il que les travailleurs autonomes influencent à ce point les écarts entre les deux indicateurs, sachant qu’ils sont pris en compte par l’EPA, mais pas par l’EERH ? C’est peu probable, puisque le poids des travailleurs autonomes est relativement stable depuis deux ans au Canada.

Se pourrait-il que les heures supplémentaires – incluses dans l’EERH, mais pas dans l’EPA – aient soudainement changé l’évolution normalement semblable des deux indicateurs ? Que les payes déclarées par les employeurs au fisc, avec l’EERH, soient bien moindres qu’avant vu la baisse possible des heures supplémentaires, et que, par conséquent, la hausse de l’ensemble de la rémunération soit moindre qu’avec l’EPA ? Ce n’est pas impossible, vu le ralentissement relatif de l’économie, mais l’écart serait fort important.

Se pourrait-il, par ailleurs, que la proportion de travailleurs qui occupent deux emplois ait augmenté considérablement depuis un an, un élément qui viendrait augmenter les salaires déclarés par les sondés de l’EPA sans être reflété dans l’EERH de chacune des entreprises ?

Selon l’économiste Mario Jodoin, la hausse du nombre de ceux qui occupent plus d’un emploi est effectivement plus importante depuis un an que celle du nombre de salariés (7,8 % contre 3,4 %). Il juge toutefois que « cela ne peut expliquer toute la différence, mais probablement une partie ».

Pour juger de l’inflation des salaires à court terme, l’économiste Matthieu Arseneau, de la Banque Nationale, préfère le salaire horaire au salaire hebdomadaire utilisé dans mon analyse. Mais vérification faite, il constate que la croissance annuelle des salaires horaires est encore une fois moindre avec l’EERH (2,4 % en mars) qu’avec l’EPA (5,3 %). Et la tendance de l’EERH se confirme avec un autre indicateur suivi par la Banque du Canada, celui des comptes nationaux (2,3 %).

Bref, il y a tout lieu de penser que la pression sur les salaires est moins forte, à l’image de l’économie, un phénomène capté par l’EERH qui devrait se voir dans l’EPA au cours des prochains mois. D’ailleurs, ce même phénomène d’écart entre les deux indicateurs a été constaté en 2015 dans certaines provinces, dont l’Alberta et l’Ontario, à un moment où l’économie canadienne entrait en récession.

Matthieu Arseneau, de la Banque Nationale, constate que la pénurie de main-d’œuvre est moins grave aujourd’hui qu’à l’automne dernier, ce qui serait de nature à freiner la pression sur les salaires.

À ce moment, 46 % des entreprises déclaraient que la pénurie limitait leur capacité de répondre à la demande, contre 31 % maintenant. Quant au taux de postes vacants, il a chuté, passant de 5,7 % il y a un an à 4,5 % en mars 2023, selon les données de Statistique Canada.

On verra si la Banque du Canada haussera son taux directeur mercredi ou le laissera stable, elle qui doit tenir compte de cette modération apparente des salaires, mais aussi de la croissance nettement plus forte que prévu du PIB canadien au 1er trimestre, à 3,1 %.

1. L’année 2022 n’étant pas une année pandémique, l’impact des effets de composition entre 2022 et 2023 est relativement peu important, et de toute façon, il serait aussi présent avec le 2indicateur.