Le restaurant Sushi by Scratch, qui vient d’ouvrir ses portes à Montréal, fait parler de lui pour deux raisons. Son menu d’inspiration nippone d’une qualité exceptionnelle et le salaire d’entrée de ses employés qui s’élève à 80 000 $ par année. Avec une telle rétribution, j’imagine que les propriétaires ont eu le privilège de se créer une équipe de rêve après avoir trié une grosse pile de CV.

Le choix du mot « privilège » n’est pas exagéré. Dans le milieu de la restauration, les candidats sont loin de se bousculer pour obtenir un poste derrière les fourneaux ou le lave-vaisselle industriel. Les employeurs doivent plutôt composer avec une sérieuse pénurie de main-d’œuvre. L’un d’eux m’a déjà avoué qu’il embauchait tout ce qui faisait de la buée à deux pouces d’un miroir. C’est tout dire.

D’autres restaurateurs, en désespoir de cause, se tournent vers des agences de placement, comme le font les hôpitaux en manque d’infirmières. À la base, cette option plus coûteuse devrait uniquement servir à combler des besoins ponctuels, parce qu’un employé est malade ou en congé. Mais dans les cuisines, comme dans le système de santé, ce n’est pas ce qui se passe. Jean-Philip Dubreuil est bien placé pour le savoir.

Quand il était chef cuisinier dans un restaurant de résidence pour aînés, avant la pandémie, il passait « la moitié de son temps » à chercher du personnel en textant des agences et en leur envoyant des courriels, à faire les suivis et à gérer la paperasse que tout cela entraînait, m’a-t-il raconté. Un jour, il s’est dit qu’il pouvait inventer un système plus efficace pour les restos, les hôtels, les garderies et les résidence pour aînés.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Jean-Philip Dubreuil a créé GoodJOB, une agence de placement en ligne qui permet aux restaurateurs de combler des besoins de main-d’œuvre à court terme.

Il a créé une agence de placement, GoodJOB, qui fonctionne depuis 2021 au moyen d’une application inspirée d’Uber, Airbnb et Tinder grâce au soutien financier de la RBC. La technologie, qui simplifie le processus, a « multiplié par 10 » le chiffre d’affaires de la PME « en même pas un an ». Environ 7000 travailleurs y sont inscrits. « Y a plus un seul chef qui veut passer des interviews et ramasser des CV quand il sait que personne ne va rester au salaire qu’il donne », lance l’entrepreneur qui a cuisiné dans un bateau de croisière, des hôtels, des traiteurs, une trentaine de restaurants, un hôpital et un camp minier, entre autres.

Sur GoodJOB, les entreprises offrent directement leurs quarts de travail et les travailleurs (autonomes) intéressés s’y manifestent. L’employeur choisit ensuite ses candidats préférés en se fiant à leurs profils. Un système d’étoiles indique la performance et la ponctualité grâce aux commentaires recueillis lors d’expériences précédentes. Une annulation à la dernière minute, par exemple, fera diminuer les statistiques de fiabilité.

Quand un plongeur annonce au patron qu’il ne se présentera pas trois heures avant le début du souper, il faut trouver une solution, et vite. GoodJOB permet de combler ce besoin urgent… mais ce petit miracle vient avec une facture à l’avenant.

« Si le shift est en danger, le tarif monte, m’explique Jean-Philip Dubreuil. Il y a des bonis de 3 ou 4 $ de l’heure. Les entreprises aiment ça, car elles sont certaines d’avoir du staff. » Le système de tarification prend aussi en considération la région où se trouve le restaurant et la journée (férié, samedi). Ainsi, il n’est pas rare que des plongeurs soient payés 30 $ l’heure. Ce tarif est prohibitif, mais la vaisselle est nettoyée.

Cela démontre qu’il n’y a pas réellement de pénurie de main-d’œuvre, martèle l’entrepreneur de 45 ans, mais une pénurie d’entreprises qui paient suffisamment.

« Les gens sont là. Ils attendent sur leur sofa d’être payés ! […] Quand le staff arrive des agences, c’est parce qu’il est là. Une pénurie, c’est quand il n’y a pas de monde. Tu ne peux pas avoir 1000 cooks sur leur sofa et dire qu’il y a une pénurie de cooks. Crois-moi, ils vont se lever si tu leur offres 35 $ de l’heure ! »

Ce point de vue m’a rappelé celui d’Heidi Shierholz qui a servi l’administration Obama en tant qu’économiste en chef du département du Travail. En 2021, elle avait déclaré que l’affirmation « je ne trouve pas d’employés » devrait plutôt se dire « je ne trouve pas d’employés au prix que je veux payer »⁠1.

C’est clair qu’en doublant le salaire normal d’un poste, on va finir par le pourvoir. Mais en réalité, cela revient souvent à déshabiller Paul pour habiller Pierre. Ceux qui sont partis travailler chez Sushi by Scratch⁠2 pour améliorer leur niveau de vie ont certainement délaissé un restaurant moins généreux.

Autre hic : les entreprises qui paient leurs plongeurs 30 $ l’heure ne peuvent pas vendre leur soupe 4 $ le bol tout en étant profitables. Elles doivent faire grimper les prix sur le menu, ce qui nourrit l’inflation que l’on maudit tant.

Bref, en réglant un problème, on peut en créer un autre. Les salaires doivent être décents et sortir les travailleurs de la pauvreté, bien entendu, mais tout est une question d’équilibre.

Même si le principe des salaires qui varient en fonction de l’offre et de la demande au quotidien fait vivre Jean-Philip Dubreuil, il convient que cela provoque des iniquités qui peuvent être difficiles à gérer pour les employeurs et désagréables pour les travailleurs qui se côtoient. Et, comme les infirmières, certains employés de cuisine préfèrent demeurer en agence, ce qui accroît les problèmes de recrutement. Mais ce système n’a « pas le choix d’exister », plaide-t-il, parce qu’il va toujours y avoir des employés malades, absents ou démissionnaires.

Il faut l’admettre, ce qui se passe dans le marché du travail au Québec est complexe, avec 83 jeunes qui y font leur entrée pour 100 retraités. La solution facile qui règle tout, d’un coup, partout, n’existe tout simplement pas.

1. Lisez Quelle pénurie de main-d’œuvre ? 2. Lisez un texte de Radio-Canada sur le restaurant Sushi by Scratch