Une médecin me raconte cette histoire pour m’expliquer pourquoi, entre autres, elle a laissé ses 2000 patients, l’an dernier. Pourquoi une vétille bureaucratique peut pousser des médecins de famille à la retraite malgré le contexte de pénurie, comme j’en parlais dans une récente chronique⁠1.

En mai 2019, un postier se présente à sa clinique de la région de Montréal avec des enveloppes intrigantes pour les 12 médecins permanents. Le courrier recommandé les saisit : il s’agit de 12 poursuites qui portent l’en-tête du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

Que se passe-t-il donc ? Y a-t-il eu fraude ? Un patient est-il mort à la suite d’une erreur médicale ?

Pas du tout. Les poursuites reprochent plutôt à la clinique d’avoir omis d’afficher la liste des frais qui ne sont pas couverts par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). Vous savez, ces frais qui sont facturés pour un rapport d’absence au travail (25 $), pour l’assurance-emploi (35 $), un rendez-vous manqué (30 $) et ainsi de suite⁠2.

L’infraction en matière d’affichage avait été signalée par une fonctionnaire de la RAMQ qui était venue inspecter la clinique, six mois plus tôt. La direction de la clinique avait alors expliqué que l’affiche avait été momentanément retirée pour refaire la peinture – elle était alors fraîche – et qu’une nouvelle affiche était sur le point d’être replacée. La voici d’ailleurs, madame l’inspectrice, avait dit la directrice.

Tout semblait satisfaisant, mais les médecins ont compris par la suite que ce n’était pas le cas, la fonctionnaire ayant transféré son rapport au DPCP, qui a intenté une poursuite.

L’amende est élevée : 2500 $ plus des frais de 1250 $, pour un total de 3750 $… par médecin. Grand total pour la clinique : 45 000 $ !

C’est le choc. Sur le coup, voyant l’en-tête du DPCP, de jeunes médecins craignent de se retrouver avec un casier judiciaire et de ne plus pouvoir traverser la frontière.

« Ç’a été une commotion », m’explique la médecin qui m’a contacté dans la foulée de ma chronique sur la retraite des médecins. Elle m’a transmis tous les documents, mais tient à garder l’anonymat pour s’éviter des problèmes (elle travaille à temps partiel ailleurs dans le réseau).

« J’ai adoré ma pratique du début à la fin. J’appelais parfois mes patients le samedi et le dimanche pour leur donner des résultats. Mais je n’étais plus capable. Sachant qu’à chaque instant, un fonctionnaire de la RAMQ ou du Collège des médecins peut m’envoyer quelqu’un ainsi, ayant une épée de Damoclès au-dessus de la tête, je me suis dit : on oublie ça », m’explique-t-elle.

Comme l’« affaire de la toast »

Une fois le choc passé, la clinique contacte l’Association canadienne de protection médicale (ACPM), qui lui apprend qu’ils ne sont pas les seuls à vivre ces vérifications tatillonnes de la RAMQ.

Bien souvent, l’infraction reprochée n’est pas liée à l’absence d’affiche, mais à son contenu : omission d’un tarif, erreur sur un tarif, absence d’une mention soulignant qu’un tarif pourrait, peut-être, être remboursé par la RAMQ, etc. L’exigence d’affichage est inscrite à l’article 22.0.0.1 de la Loi sur l’assurance maladie.

« Ça ressemble à l’affaire de l’infirmière auxiliaire suspendue trois jours pour avoir mangé une toast », me dit ma source, exaspérée.

En pratique, chacun des médecins doit contacter lui-même l’ACPM et plaider non coupable. Les dossiers sont ensuite confiés à une criminaliste reconnue, qui les défend en groupe.

Cette criminaliste leur confirme rapidement, dans une lettre, que l’infraction est de nature pénale (comme une infraction au Code de la route) et qu’elle ne se traduira pas par un dossier criminel.

Finalement, après deux ans de tracas administratifs, les 12 médecins ont appris que le DPCP avait retiré les accusations, à l’automne 2020.

« Il me semble que la RAMQ a d’autres choses à faire avec notre argent », me dit la médecin.

2641 médecins visés par des inspections

Vérification faite, la RAMQ a multiplié ce genre de démarches. Elle a fait 410 inspections depuis cinq ans visant 2641 médecins, surtout entre 2018 et 2020, m’indique l’organisme.

Au bout du compte, les dossiers de 404 médecins ont été jugés suffisamment sérieux pour être transmis au DPCP, notamment ceux des 12 médecins dont l’affiche avait été retirée pour refaire la peinture.

Impossible de savoir, auprès du DPCP, combien des 404 médecins ont effectivement été poursuivis – comme les 12 de mon histoire – ni combien de poursuites ont été abandonnées.

À la fin de 2021, toutefois, il apparaît que de nombreux constats d’infraction n’avaient pas eu de suite devant les tribunaux parce que la preuve, visiblement, était jugée trop faible par le DPCP lui-même, selon l’avocat Pierre Belzile, directeur du service juridique de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec.

« Comment se fait-il que l’infraction au sujet du lieu d’affichage d’une grille tarifaire dans une clinique médicale puisse avoir des conséquences aussi disproportionnées ? », se demande MBelzile dans un texte publié dans une publication destinée aux médecins, en février 20223.

À la RAMQ, on m’explique que l’exigence d’afficher ainsi remonte à la fin de 2016, soit au moment où un règlement supprimait les frais accessoires, qui avaient été très médiatisés (frais pour les gouttes dans les yeux, frais pour anesthésiants lors d’interventions bénignes, etc.).

La RAMQ dit avoir agi de façon progressive.

« Nous avons d’abord fait plusieurs démarches de sensibilisation par des visites préventives, en plus des communications transmises, notamment l’infolettre 378 en 2018. Il est important que les patients soient informés des éléments qui peuvent leur être facturés ou non », m’écrit la porte-parole Caroline Dupont, selon qui la RAMQ a aussi fait divers rappels.

Étonnamment, les nombreuses inspections au sujet de l’affichage n’ont jamais été répertoriées au rapport annuel de la RAMQ, bien qu’elles aient été 10 fois plus nombreuses que toutes les autres qui y figurent concernant les médecins, du moins entre 2018 et 2020. Caroline Dupont me répond que cette absence est « une orientation organisationnelle ».

Cette anecdote est somme toute futile. Et après 2020, seulement 49 médecins ont fait l’objet d’une inspection pour une question d’affichage (sur les 2641 depuis cinq ans), et aucun de ces dossiers n’a été transféré au DPCP. La vague semble passée.

On peut néanmoins en tirer des leçons. D’abord, l’enflure médiatique sur la rémunération des médecins et les frais accessoires à l’époque a probablement contribué aux nombreuses inspections tatillonnes de la RAMQ. On a surréagi.

Ensuite, on peut se demander si le gouvernement et son appareil bureaucratique ont fait preuve de discernement dans cette affaire, surtout dans le contexte de l’engorgement des soins de première ligne et du manque important de médecins de famille.

Sachant tout cela, de grâce, tâchons d’éviter ce genre de tracas pour notre système de santé débordé !

1. Lisez la chronique « Médecins hors pair contraints à la retraite » 2. Consultez la grille des tarifs 3. Lisez la publication destinée aux médecins