Le bacon, les côtes levées et les saucisses que vous achetez au supermarché cachent une crise complexe dans le secteur porcin. Une crise tellement décourageante que des éleveurs à bout de ressources financières ont décidé de tout abandonner. D’autres sont en train de faire leurs calculs parce qu’Olymel ne dit rien pour les rassurer.

Seulement huit mois après avoir investi 2,3 millions dans une nouvelle porcherie pour doubler sa production, Thomas Merkl le regrette déjà « fortement ».

« En avril, j’avais zéro sur ma marge de crédit. Je ne l’utilisais pas. Et là, je suis rendu à 1,2 million. C’est ça le topo, ce matin. Olymel nous a fait beaucoup de mal », me raconte l’éleveur de 36 ans. En plus, il doit 400 000 $ à son père qui lui vend du maïs « pas trop cher ».

Se disant « essoufflé » et « en grosse réflexion », il décidera en janvier ou février s’il abandonne la production porcine, après sept ans d’efforts. Tout dépend de la somme que l’assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA) lui versera. Les chances qu’il arrête tout sont de 80 %.

En raison du rabais que les éleveurs doivent consentir à Olymel et aux quelques autres abattoirs du Québec, soit « presque 50 $ par porc pendant sept mois », l’agriculteur a été privé d’environ 1 million de dollars de revenus. Si bien qu’il « paye pour travailler » sept jours sur sept.

Dans nos campagnes, les Thomas Merkl sont de plus en plus nombreux.

Le directeur général de la Coopérative Agricole de St-Bernard, Kaven Vallée, peut en témoigner. Quand je l’ai appelé vendredi, il venait tout juste de servir un client en réflexion.

« Justement, j’étais au comptoir avec un producteur établi depuis longtemps. Il m’a raconté que sa marge de crédit montait et montait. Il vient de me dire qu’il pense arrêter. Et ce n’est pas le premier qui m’en parle. C’est très morose. Je vous le dis, ça va aller très, très vite. Quand les gens vont fermer, il n’y aura plus de revenez-y. »

D’autres ont déjà pris la décision de ne plus inséminer leurs truies. Kaven Vallée peut en nommer « au moins cinq » parmi les clients de la coopérative spécialisée dans la vente de moulée et de porcelets aux éleveurs.

Il y a deux semaines, je vous parlais des problèmes d’Olymel et de ses répercussions sur les éleveurs du Québec et tous les contribuables de la province.

Dans les heures qui ont suivi, le géant — qui contrôle 80 % de l’abattage au Québec — a organisé deux rencontres à huis clos avec les éleveurs qui l’approvisionnent. Celles-ci ont eu lieu la semaine dernière, à Saint-Hyacinthe et en Beauce.

L’exercice n’a pas convaincu les éleveurs, forcés de vendre leurs bêtes à perte, que le bout du tunnel était proche. Au contraire, les faits exposés par Olymel ont plutôt amplifié le découragement et l’inquiétude des fermiers.

« Quand je suis sorti de là, j’étais noir, bleu, vert. Si quelqu’un est sorti de là encouragé ou rassuré, on n’est pas allés à la même réunion », m’a dit un éleveur que j’appellerai Émile pour ne pas nuire à ses affaires. Elles vont déjà assez mal.

Lorsque nous avons discuté, jeudi, il était en train de se demander s’il inséminerait ses truies, cette semaine. Si ce travail n’est pas fait, la production va s’éteindre petit à petit, à mesure que ses bêtes atteindront 100 kg et partiront à l’abattoir. Dans cinq mois, sa bâtisse sera vide.

Comment allez-vous prendre une décision aussi grave ? lui ai-je demandé.

« Ce n’est pas moi qui vais la prendre. C’est mon banquier. Chaque fois que je vends un cochon, je perds de l’argent », a répondu Émile, qui est sorti de la réunion avec Olymel « plus stressé que jamais ».

L’éleveur a d’ailleurs demandé à des experts en comptabilité d’évaluer la situation. Même si ça ne prend pas la tête à Papineau, lance-t-il, pour comprendre que son travail n’est pas rentable.

Autour de lui, c’est partout pareil. Car tous les éleveurs doivent consentir un rabais par 100 kilos aux abattoirs depuis le mois d’avril, comme je l’ai expliqué il y a deux semaines. Puisqu’ils vendent à perte, l’ASRA les dédommagera. Ce programme est financé aux deux tiers par Québec et au tiers par les éleveurs. Pour les contribuables, la facture pourrait frôler les 100 millions en 2022.

Émile raconte que les marges de crédit des éleveurs « sont accotées » et que les liquidités manquent. Car il faut bien faire rouler l’entreprise entre deux paiements de l’ASRA. Certains confrères ont déjà reçu l’appel de banques, qui n’ont pas été rassurées par ce qui a été dit lors des rencontres avec Olymel.

L’incertitude vient du fait que le transformateur n’a pas semblé avoir de plan de restructuration clair ni d’échéancier. Olymel mise essentiellement sur l’arrivée de 1200 travailleurs étrangers temporaires l’été prochain pour améliorer sa situation financière, ont retenu les éleveurs présents aux rencontres.

C’est sans compter que les éleveurs ne se sentent appuyés par personne. Plusieurs remettent en question le leadership des Éleveurs de porcs du Québec. D’autres se demandent pourquoi le ministre de l’Agriculture, André Lamontagne, n’intervient pas alors que leur industrie traverse la pire crise de son histoire. « Qu’est-ce qu’il a de plus urgent à régler ? », demande un éleveur.

À l’Union des producteurs agricoles, le président Martin Caron confirme que l’incertitude coûte cher aux agriculteurs.

Lors du renouvellement des marges de crédit, quand les institutions financières voient ça aller, elles sont plus frileuses. Le risque est plus élevé, alors elles chargent plus cher [d’intérêts]. Ce qui s’ajoute à l’inflation.

Martin Caron, président de l’Union des producteurs agricoles

Émile raconte qu’une dizaine de producteurs de la Beauce — peut-être plus — lui ont mentionné qu’ils arrêtaient d’inséminer leurs truies ou étaient sur le point de le faire. « Ils ferment la shop, carrément. En fait, ce n’est pas eux, c’est le financement qui les ferme ! Avec raison. »

L’agriculteur se désole de voir que « ça tombe comme des mouches », ce qui aura des impacts importants dans nos campagnes.

« Ce sont tous des producteurs indépendants qui font vivre des bâtiments, des entreprises indépendantes, le soudeur du coin, le gars qui vend des tracteurs ou n’importe quoi d’autre. C’est tout ça qui est en train de tomber. Si ça continue, il y a des villages qui vont fermer, dont le mien », soupire Émile.

Les Éleveurs de porcs du Québec ont pour leur part refusé toutes mes demandes d’entrevue.

Olymel s’explique

À défaut d’obtenir l’autorisation de participer à l’une des rencontres organisées par Olymel avec ses fournisseurs de porcs, j’ai pu m’entretenir avec Paul Beauchamp, premier vice-président d’Olymel. Nous avons discuté de la situation financière de l’entreprise, des « menaces » faites aux éleveurs, des nouveaux produits vendus en épicerie, du Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA) et des exportations en Asie.

Olymel perd de l’argent et la dette de Sollio (son propriétaire) est très élevée. L’avenir d’Olymel est-il en péril ?

Je vous dirais que la situation n’est pas facile, c’est certain. On a adopté différentes mesures au fil des mois, et quasiment des années maintenant, pour corriger la situation. Mais c’est beau, dire « je réduis, je ferme », mais si tu n’as pas de main-d’œuvre, tu n’es pas capable d’opérer de la même façon. Là, les travailleurs étrangers s’en reviennent.

PHOTO ALEXIS K LAFLAMME, FOURNIE PAR OLYMEL

Paul Beauchamp, premier vice-président d’Olymel

On a disposé d’équipements, on a disposé d’usines, on a annoncé des fermetures. Il y en a peut-être d’autres dans notre processus interne. D’autres mesures internes ne changeront pas le visage de l’entreprise, mais elles vont peut-être nous amener à avoir un ou deux sites de moins parce que les activités vont se déplacer.

Oui, le porc frais va très mal, mais le porc transformé, la volaille fraîche et transformée vont super bien. Il y a une conjoncture dans le porc frais et c’est ce qu’on a décidé d’endiguer pour retrouver la voie de la rentabilité, mais on n’est pas dans une situation de devoir penser à se mettre sous la protection de la loi sur les arrangements avec les créanciers.

Mais la dette pèse lourd…

Oui, on le sait. On en tient compte dans nos projections budgétaires. Ça va ralentir notre progression, c’est sûr, parce qu’il y aura un supplément à payer.

Les éleveurs dénoncent vos menaces de réduction d’abattage qui les forcent à vous consentir un rabais. Que leur répondez-vous ?

Je pense que nous n’avons jamais utilisé le mot « menace ». On n’a jamais parlé de réduction d’abattage en voulant faire des menaces. Ce qu’on a vécu au cours des deux dernières années, c’est une situation extrêmement difficile. Depuis 2019, on paye plus que nos compétiteurs américains [pour chaque porc], on paie plus que nos compétiteurs ontariens. C’est une décision de la Régie des marchés agricoles. Ça a créé un écart économique important.

Je suis prêt à reconnaître que les producteurs ont fait des efforts extrêmement importants en nous attribuant des réductions de prix pour qu’on réussisse — pas seulement Olymel, mais l’industrie du Québec — à passer à travers sans devoir réduire nos abattages.

Dire « à ce prix-là, je ne suis plus capable d’abattre, ça me coûte trop cher, je ne fais pas d’argent », est-ce que c’est une menace ? Moi, je pense qu’il y a un constat qu’à ce prix-là, on ne peut pas continuer.

On vous accuse aussi d’utiliser l’ASRA pour vous financer…

C’est une façon de présenter les choses. Vous allez me permettre d’en présenter une autre. Si, demain matin, nous cessons d’acheter des porcs, ils devront être vendus ou on cessera de les produire. On vit une crise cette année, la tempête parfaite. La façon la plus simple pour l’industrie de se soutenir, c’est une réduction du prix dont l’ASRA doit tenir compte dans ses calculs.

C’est sûr qu’Olymel en bénéficie. Je ne peux pas le nier. Donc, merci aux producteurs.

Est-ce qu’on pense que c’est une situation à long terme qui est viable ? Je vous dirais que le programme n’a pas été dessiné ou destiné à cette fin-là, ce qui fait que ce n’est pas une voie de long terme. Je pense que ça a été une voie de passage obligée pour soutenir une industrie de transformation qui accumulait, depuis le début de la pandémie, une situation difficile.

Je ne plaiderai pas pour le maintien de l’intervention. Je veux qu’on convienne d’un prix compétitif.

Avez-vous des discussions avec Québec pour trouver des solutions ?

L’objectif, c’est d’être concurrentiel sur le marché. Avec ça, on va être capables de travailler comme une industrie.

La première étape est de trouver un terrain d’entente et de partager la même vision. Ensuite, on pourra aller voir le gouvernement comme une filière pour établir plus facilement les besoins.

Il pourrait y en avoir en mécanisation chez les transformateurs. Comme il se pourrait qu’on doive accompagner des producteurs à quitter la production ou réaliser des investissements pour qu’ils puissent demeurer en production parce qu’on a des enjeux du bien-être animal qui nous guettent.

Pour synthétiser, oui, on ira voir le gouvernement, mais la question ne se posera pas de la même façon selon le volume de porcs à abattre. Est-ce qu’on va abattre dans quatre usines, trois usines, deux usines ? Avec ça, peut-être que mes demandes ne seront pas du tout les mêmes.

Olymel exporte beaucoup. Le marché asiatique est-il aussi dynamique qu’avant la pandémie ?

Le Japon et la Chine, ce sont deux réalités.

Le Japon se porte bien en matière de demande. Par contre, on a vécu la dévaluation de 15 % du yen. Ça a pour effet que nos exportations, qui ont toujours été extrêmement profitables, sont devenues moins intéressantes, mais pas négatives. Les choses se replacent, on voit une amélioration. Le Japon devrait redevenir l’un des plus intéressants sur la planète, car il offre une prime pour la qualité.

PHOTO FOURNIE PAR OLYMEL, ARCHIVES LA PRESSE

Au Japon, 95 % du porc vendu dans les Costco provient du Québec.

La Chine, c’est rouvert depuis la fin août (sauf pour l’usine de Saint-Esprit). Les exportations ont repris progressivement. Nous sommes en train de négocier des contrats, moins avantageux qu’à l’époque, mais d’être capables d’y commercialiser nos sous-produits (tête, estomac, foie), c’est déjà important.

J’ai l’impression qu’on voit davantage le logo d’Olymel dans les épiceries…

On a lancé, il y a quelques semaines, des produits emballés sous vide, de l’épaule, des filets, des côtes levées et des demi-longes. C’est une façon de diversifier notre offre. Ces produits offrent aux consommateurs une meilleure durée de vie, car c’est fait en continu dans une chaîne de froid. La durée de vie dépasse le mois.

Est-ce que cette gamme de produits est plus profitable ?

C’est une façon de soutenir nos marges. C’est plus intéressant pour nous et les détaillants.