Après quelques minutes de conversation, ses positions étaient claires. Le superministre Pierre Fitzgibbon défendra avec vigueur l’industrie de l’aluminium, très énergivore, mais il n’est pas enthousiaste pour la filière d’hydrogène vert.

« Aujourd’hui, ce n’est pas économique. On ne peut pas concevoir que d’ici cinq ans, on va être un grand producteur d’hydrogène, ce n’est pas réaliste », m’a dit au téléphone le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie.

« Dans certains cas, pour consommation interne, on pourrait le regarder, mais honnêtement, on n’en est pas là. Et il y a des défis techniques », m’a-t-il expliqué, préférant pour l’instant la biomasse, par exemple.

Sa position sur l’hydrogène vert est rassurante. Les demandes de ses promoteurs représentent les deux tiers des 15 000 mégawatts (MW) de projets qu’a reçus Hydro-Québec, un volume énorme, sachant que la société ne dispose que de 40 000 MW.

En revanche, Pierre Fitzgibbon est un fanatique de l’industrie de l’aluminium et défend ses tarifs d’électricité préférentiels, une position dont je suis plus critique.

Rareté énergétique ou pas, l’électricité continuera d’être payée par les alumineries en fonction du prix variable de l’aluminium, me confirme le ministre, et non sur la stricte base des coûts d’Hydro-Québec. Si le prix est haut, Hydro empoche. S’il est faible, Hydro mange ses bas.

C’est ce qu’on appelle des contrats à partage de risque. Les contribuables partagent donc — et partageront encore dans l’avenir — les fluctuations de rentabilité de l’industrie de l’aluminium, qui consomme environ 12 % de l’énergie produite au Québec par Hydro-Québec.

Pierre Fitzgibbon n’est pas en mesure de me dire si, sur la durée passée des contrats (25 ans), le prix payé par les alumineries a atteint le fameux tarif L d’Hydro-Québec, en moyenne.

Ce tarif L, actuellement de 5 cents le kilowattheure, est le tarif minimal qu’Hydro-Québec est tenue de facturer aux grands industriels, constitués du coût de l’énergie d’Hydro et des frais de transport, essentiellement. Un tarif plus bas est une décision de l’actionnaire, donc du gouvernement du Québec, pas d’Hydro.

Le ministre indique néanmoins que depuis 5 ans, le tarif payé par les alumineries est légèrement supérieur au tarif moyen dont bénéficient certains autres industriels en vertu d’ententes spéciales avec le gouvernement, comme c’est le cas des alumineries.

Il veut continuer le partage de risque, dit vouloir hausser le prix demandé aux alumineries, tout en rappelant que « nous ne sommes pas les seuls sur la planète à avoir de l’énergie renouvelable ».

« Je m’oppose à l’affirmation qui dit que les alumineries ne paient pas un bon prix pour le Québec sur l’électricité, considérant sa productivité », dit le ministre. Il convient néanmoins que « la question, c’est comment on va négocier les sources additionnelles d’énergie renouvelable qu’on va allouer aux alumineries ou aux aciéries ou cimenteries, par exemple ».

Aluminium sans GES

Pour justifier de tels tarifs variables, Pierre Fitzgibbon utilise deux arguments.

Premièrement, l’industrie québécoise est en voie de devenir le premier producteur d’aluminium sans GES au monde, grâce à la technologie Elysis. Si tout va bien, le nouveau procédé permettra d’éliminer tous les GES reliés directement à la production d’aluminium⁠1.

La technologie développée par le tandem Alcoa-Rio Tinto devrait être implantée progressivement dès 2024, mais il faudra attendre 2030 avant sa mise en œuvre à grande échelle, estime Jean Simard, PDG de l’Association de l’aluminium du Canada.

Les prototypes sont déjà sortis. « J’ai même chez moi une canette de bière faite avec Elysis », me dit Pierre Fitzgibbon.

Le ministre juge que le marché finira par bouder l’aluminium « noir », qu’on accordera une prime pour l’aluminium « vert » et que cette prime en fera grimper le prix, et donc les tarifs électriques payés à Hydro.

Deuxièmement, le superministre évoque la grande productivité de l’industrie de l’aluminium. Chaque heure travaillée se traduit par une valeur ajoutée de 175 $, contre quelque 60 $ pour la moyenne québécoise, dit-il.

Vérification faite, les chiffres du ministre sont bons (173 $ et 55 $ en 2021 plus précisément, selon Statistique Canada). Le hic, c’est que le niveau élevé de 2021 s’explique surtout par la forte croissance du prix de l’aluminium ces dernières années. Et que le prix de cette industrie cyclique varie fortement.

Pendant 15 ans, jusqu’en 2017, la « productivité » des alumineries a stagné autour de 100 $ par heure travaillée, selon Statistique Canada. Et encore, cette valeur ajoutée incorpore l’avantage des faibles tarifs d’Hydro-Québec⁠2.

Enjeu climatique oblige, de plus en plus d’économistes jugent qu’il faut plutôt s’en remettre à la productivité énergétique des entreprises pour juger des investissements.

« Pour assurer des retombées économiques pérennes, nos entreprises et marchés doivent être plus compétitifs face à la transition. Il faudra améliorer en priorité leur performance énergétique par une meilleure gestion et consommation de l’énergie », souligne par exemple Johanne Whitmore, de la Chaire de l’énergie de HEC Montréal, dans un commentaire paru sur Linkedln dans la foulée de l’entrevue que Pierre Fitzgibbon a récemment accordée à Radio-Canada.

Actuellement, le Québec a une très faible productivité énergétique. Toutes énergies confondues, notre PIB industriel avoisine l’équivalent de 61 cents par kilowattheure (kWh) d’énergie, comparativement à 1,22 $ en Amérique du Nord et 1,41 $ en Europe⁠3, selon les données de l’Agence internationale de l’énergie.

Cette faible productivité du Québec s’explique par notre grande consommation résidentielle, moussée par les faibles tarifs, mais aussi par la présence d’industries énergivores, comme celle de l’aluminium.

Une récente étude de l’Institut du Québec (IDQ) estime que la valeur ajoutée de l’industrie de l’aluminium est de 8,9 cents par kilowattheure. Certes, c’est bien mieux que les centres de données (7,1 cents) ou l’hydrogène vert (5,4 cents).

C’est toutefois beaucoup moins que la moyenne de 61 cents du Québec, déjà faible par rapport au reste de la planète. Ou que celles de l’industrie alimentaire ou de la fabrication de matériel de transport, par exemple, qui excède l’équivalent de 1,50 $ et 10 $ par kilowattheure, respectivement, selon certaines estimations.

Alors, jusqu’où faut-il accorder des tarifs électriques avantageux aux alumineries ?

Au moins, la technologie Elysis promet, à terme, d’effacer une grande partie des 5 millions de tonnes de GES de l’industrie. Et « pour décarboner les lingots d’aluminium avec Elysis, il ne faudra pas d’énergie additionnelle », assure le ministre (qui est toutefois contredit à ce sujet par l’IDQ⁠4).

De plus, notre aluminium exporté contribuerait à verdir l’économie ailleurs dans le monde, contrairement à celui de l’Inde ou de la Chine (en supposant que les clients misent vert plutôt que pas cher, ce qui n’est pas gagné).

En espérant que Pierre Fitzgibbon ait une oreille réellement attentive à toutes les options. Et qu’il négocie habilement, au bénéfice des Québécois.

1. Le projet annoncé en 2018, dont la première phase est de 228 millions, est financé par Alcoa et Rio Tinto, par Apple (13 millions) et par les gouvernements du Québec et du Canada (60 millions chacun). Le financement de Québec est sous forme de capital (20 millions) et de prêts à redevance (40 millions), remboursables, dont la forme de rendement est confidentielle. Québec a 3,5 % des parts de la société en commandite Elysis et les deux entreprises d’aluminium se partagent le reste également. Bref, l’industrie bénéficie d’un financement avantageux des gouvernements pour Elysis.

2. D’autres industries qui, comme l’aluminium, ont une forte intensité en capital plutôt qu’en travailleurs ont aussi une production élevée par heure travaillée. C’est le cas de l’extraction de pétrole au Canada (709 $), de l’extraction du minerai de fer au Québec (656 $) ou même de la production et distribution d’électricité (255 $). Dans de tels cas, le meilleur outil pour faire l’analyse est la productivité multifactorielle, qui incorpore le capital investi et la main-d’œuvre, mais Statistique Canada ne rend pas publiques de telles données par sous-secteurs.

3. Les comparaisons sont normalement faites en gigajoules, mais pour simplifier l’exercice, nous avons converti les données en équivalents kilowattheures.

4. Le rapport de l’IDQ, financé par l’Association de l’aluminium du Canada, estime de son côté que la technologie d’Elysis exigerait 5 TWh d’énergie additionnelle (environ 600 MW).