Il y a eu la Sun Life. Puis la Banque Royale, le Canadien Pacifique et Bell Canada. Saputo pourrait-elle s’ajouter à cette liste de grandes entreprises qui ont dégonflé leur siège social à Montréal ?

C’est ce que fait craindre le reportage fouillé de mon collègue Julien Arsenault. Sur les six principaux dirigeants de Saputo, deux travaillent maintenant en Floride et trois autres y ont un condo et y passent beaucoup de temps.

Imaginez, même l’adjointe du PDG, Lino Saputo fils, a déménagé en Floride depuis l’ouverture du bureau de Miami, en juin 2021, et elle y travaille à temps plein ! Et tout ce beau monde est payé en dollars américains depuis un an.

La Floride a pris une telle importance qu’elle serait le lieu de rencontre des cadres internationaux de Saputo venant de l’Australie, du Royaume-Uni, du Canada, des États-Unis et de l’Argentine.

Quant à la division canadienne des produits laitiers, son principal dirigeant a déménagé du Québec vers l’Ontario il y a deux ans, même si le Québec a une grande proportion des usines canadiennes.

N’est-ce pas préoccupant ? Une multinationale est bien avisée d’avoir des bureaux administratifs dans ses principaux marchés, bien sûr. Souvent, ces bureaux se retrouvent près des usines ou des clients, comme ce fut le cas de Bombardier en Allemagne avant que l’entreprise de Montréal vende sa division des trains.

Mais en règle générale, les postes stratégiques se trouvent dans un siège social centralisé. La direction générale, les finances, les ressources humaines et les affaires juridiques et corporatives sont ultimement localisées dans ce seul siège décisionnel. De plus, les grandes réunions stratégiques s’y déroulent, bien que le télétravail ait modifié les pratiques.

Ces sièges sociaux locaux sont essentiels pour la vitalité d’une métropole, c’est connu. Ils regroupent des emplois de haut niveau, en plus d’offrir des contrats au réseau local d’avocats, de comptables, de publicitaires et autres consultants, auxquels s’ajoutent les dons à la communauté.

Saputo a 39 % de ses employés aux États-Unis, mais le choix de la Floride ne semble pas motivé par la proximité de ses usines laitières, qui sont surtout dans le Wisconsin. Avec son climat, faut-il dire, la Floride est le chouchou des snowbirds québécois, et les cadres québécois de Saputo ne sont pas différents du reste de la population, plusieurs y ayant un condo.

En plus du soleil, la Floride a un autre grand atout pour toute entreprise qui veut s’y établir : la faiblesse de l’impôt des particuliers. Le taux marginal maximum imposé sur le revenu est de 37 % en Floride, contre 53,3 % au Québec. Et encore, le maximum n’est imposé qu’à partir de 628 300 $ de revenus en Floride, contre 216 500 $ au Québec. Parlez-en aux joueurs de hockey…

Saputo se défend de délaisser Montréal pour Miami. La multinationale du fromage affirme dans un courriel que « la plupart des membres de son équipe de direction corporative résident au Québec » et indiquait dans sa circulaire de juin dernier que 300 employés travaillaient au siège social montréalais.

« Les dons et commandites au Québec (4,4 millions), où s’étendent nos racines historiques, représentent environ 54 % de nos dons dans le monde », précisait l’entreprise dans cette circulaire.

Lino Saputo fils est d’ailleurs l’un des coprésidents de la présente campagne de financement de l’Université Concordia, ai-je constaté.

De plus, pourrais-je ajouter, le conseil d’administration de 11 membres de Saputo compte 6 administrateurs du Québec, 4 du reste du Canada et 1 des États-Unis.

Bref, Saputo n’est pas encore américaine.

Pourquoi s’inquiéter alors ? Parce qu’une une fois bien enclenché le mouvement vers la Floride, il deviendra difficile de le freiner. Montréal n’est favorisé ni par le climat, ni par les impôts, ni par la récente loi 96, qui oblige les étrangers à apprendre le français en six mois.

Bell Canada (BCE) est un exemple éloquent de cette lente érosion d’un centre décisionnel à Montréal. L’entreprise a encore, officiellement, son siège social ici, plus précisément à L’Île-des-Sœurs. Mais un seul de ses dirigeants a sa résidence principale au Québec ; les autres sont à Toronto, essentiellement.

Constatez l’évolution. En 1997, 9 des 10 plus hauts dirigeants de Bell résidaient au Québec. Cette proportion avait fondu à 3 sur 13 en 2011 et aujourd’hui, Bell n’a plus qu’un seul de ses 13 cadres supérieurs au Québec. Bref, en 25 ans, le siège décisionnel de Bell est passé de Montréal à Toronto.

Saputo, il est vrai, n’a pas le même profil que Bell ou la Banque Royale. Elle a un actionnaire de contrôle bien présent à Montréal et une direction québécoise. Mais quand une entreprise de cette importance –4entreprise québécoise en importance à la Bourse en matière de revenus — lorgne vers l’extérieur, il faut s’en soucier.