Quand on se fait livrer une pizza ou qu’on s’assoit dans un restaurant de quartier pour dévorer une poutine, on ne soupçonne pas tous les défis de main-d’œuvre derrière notre repas. Ça va de l’incapacité à trouver des employés à 25 $ l’heure à la gestion des clients qui n’aiment pas les accents exotiques.

« On a bâti nos modèles d’affaires sur l’idée qu’il y aurait toujours une main-d’œuvre abondante, pas chère et prête à se fendre en quatre pour nos exigences. Mais avec la COVID et ma génération qui arrive avec ses propres exigences, cette idée a été pulvérisée. »

Vous ne connaissez sûrement pas l’auteur de ces mots. Il n’est pas célèbre. Il ne dirige pas une grande entreprise connue. Inutile de googler.

Cette observation est celle de Matice Langevin, un jeune homme de 26 ans qui possède un restaurant à Québec. Une pizzeria qui sert aussi des hamburgers et de la poutine. Quarante places assises. Des livraisons. Des commandes à emporter. Vous voyez le genre.

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Matice Langevin

Le Kyran-Ô-Pizza existe depuis plus de 40 ans. Matice l’a acheté de ses parents il y a quatre ans. Comme bien des enfants de restaurateurs, il y a mis la main à la pâte dès le début de son adolescence, avant d’étudier des années plus tard en gestion d’établissement de restauration. C’est dire combien il aime le domaine.

Matice m’a écrit après avoir lu ma chronique sur les difficultés rencontrées par un propriétaire de trois Tim Hortons dans les Laurentides. La pénurie de personnel ralentit le service et certains clients ne peuvent pas le tolérer. Ils crachent au visage d’employés, se battent. Des impatients forcent la police à intervenir. Tout ça pour un café. Êtes-vous surpris que les ados désertent ?

Lisez « Quand la porte du resto est verrouillée, faute d’employés »

« Ironiquement, les clients, par leur comportement et leurs attentes disproportionnées, accentuent la pénurie de main-d’œuvre, déplore Matice. Une campagne de sensibilisation pour le respect envers les travailleurs au service à la clientèle ne serait pas du luxe. » Cette idée aurait semblé farfelue il y a quelques années, plus maintenant.

Matice Langevin parle en toute connaissance de cause.

Le jeune restaurateur a embauché un adolescent d’origine congolaise pour prendre les commandes au téléphone. Un bon employé « quand même vite ». Il avait un léger accent.

« Ça arrivait souvent que les clients disaient : “Je veux parler à un Blanc. Je veux parler à un Québécois.” Ça nous faisait vraiment peur qu’il se mette à se faire insulter. Au téléphone, le filtre prend le bord. »

Une serveuse d’origine tunisienne a aussi travaillé pour la pizzeria familiale un certain temps. Elle avait, elle aussi, un petit accent venu d’ailleurs. « Il y a encore des clients qui me parlent de “la voilée” qui n’était pas vite », raconte Matice, tout en précisant que son ex-employée ne portait même pas le voile. Face aux commentaires déplacés qu’il a entendus, il a déjà refusé de servir des clients qu’il qualifie de « xénophobes ».

Ce manque crasse de compréhension des clients est déprimant et je comprends ceux qui se cherchent un travail de ne pas vouloir aller dans la restauration.

Matice Langevin

Rassurez-vous, ni l’un ni l’autre n’a changé de travail en raison des insultes. Mais aura-t-on besoin d’affiches « tolérance zéro pour la violence verbale » comme dans les hôpitaux ?

Voilà maintenant deux ans que le Kyran-Ô-Pizza se cherche une serveuse pour les fins de semaine. La mère de Matice fait donc le boulot, cinq ou six jours par semaine. Son père et sa sœur y travaillent aussi. Le resto est fermé les lundis.

Matice, qui a déjà augmenté ses prix de façon marquée à cause de l’inflation alimentaire, est bien conscient qu’il n’offre pas des salaires « mirobolants ». Il aimerait mieux payer sa future serveuse, mais cela le forcerait à accroître les salaires en cuisine par souci d’équité.

« Si je suis pour payer tout le monde 18 $ de l’heure, quand je regarde mon fichier Excel, ça me donne une marge de profit de 2 ou 3 %. À 2 ou 3 %, je trouve que ce n’est pas intéressant pour l’énergie qu’on met dans un restaurant. Je pense que je vais investir mon argent dans un bon du Trésor. Je vais avoir le même rendement médiocre, mais au moins j’aurai mes fins de semaine et ma santé mentale intacte. »

Avec les pourboires, une serveuse peut espérer gagner 25 ou 26 $ l’heure dans son restaurant. « Mais les jeunes de mon âge, ça leur donne de l’urticaire, travailler la fin de semaine », lâche Matice… qui est lui-même jeune.

Même s’il déplore parfois l’attitude de sa génération, il reconnaît que les conditions de travail dans son domaine ont été négligées. Les cuisines des restaurants, par exemple, sont rarement spacieuses. Question de rentabilité, on mise plutôt sur la salle à manger.

« On est parfois quatre, cinq ou six dans une cuisine minuscule. On se marche dessus, on crie, il fait chaud. Les friteuses bouillent à côté. Mon métier a mal vieilli, je trouve. Chez Desjardins, pour le même salaire, tu peux répondre au téléphone de chez vous, à l’air climatisé. Oui, je trouve que ma génération n’est pas assez travaillante, mais je regarde de quelle manière on traite la main-d’œuvre dans mon industrie et je me dis qu’on a un peu couru après. »

Matice réfléchit à des solutions. Il est allé au Japon, un pays qui doit composer avec le vieillissement de sa population et un manque de main-d’œuvre. Ça lui a donné des idées, car la technologie y est utilisée pour alléger la tâche des serveuses dans les restaurants. Il envisage de fournir des iPad aux clients pour qu’ils passent eux-mêmes leurs commandes.

« On est rendus à revoir nos façons de travailler », plaide celui qui espère un virage vers l’automatisation des opérations des restos pour en optimiser la productivité, avec l’appui d’Investissement Québec.

En attendant de trouver un robot capable de mettre du pepperoni sur la pizza, Matice est en cuisine. Les soirs et les fins de semaine.

En savoir plus
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    Postes vacants en restauration (dont 17 045 postes de serveur ou de serveuse), au quatrième trimestre de 2021
    Source : Statistique Canada