Imaginez un instant votre maison détruite par les flammes. Vous prenez le téléphone et contactez votre courtier d’assurance pour l’informer de la situation et, surtout, faire une réclamation. Mais voilà, il vous annonce que même s’il a encaissé votre chèque, il n’a jamais acheté la police d’assurance qui devait vous protéger.

C’est à peu près ce qui est arrivé à un couple qui a acheté la résidence de ses rêves à Laval.

Sa maison n’a pas été la proie d’un incendie majeur. Mais elle est la proie, si je puis dire, de plusieurs entreprises du milieu de la construction qui menacent d’exercer des hypothèques légales.

Pourquoi ? Parce que l’entrepreneur qui a construit la résidence, Bel-Habitat, a déclaré faillite et n’a pas payé entièrement ses sous-traitants. Ceux-ci tentent donc de récupérer leur dû. Si Constantin Morariu et Nicoleta Anton ne paient pas les sommes qui leur sont réclamées, ils pourraient perdre la maison qu’ils habitent depuis la fin de juillet.

« On cherche le moyen de payer les hypothèques légales, en plus de notre hypothèque et des frais légaux, au lieu de mettre de l’argent de côté pour les études de notre fille », déplore Nicoleta Anton, son bébé de 3 mois dans les bras. Son amoureux ajoute que tout cela leur fait vivre « beaucoup de stress » et que « ça [l’]affecte psychologiquement et au travail ».

Lorsque le couple a officiellement conclu l’achat de sa propriété, en mars 2021, le notaire Robert Frégeau leur a vendu une « assurance-titres » auprès de l’entreprise Stewart Title. Ce type de police protège contre les risques et les dommages découlant de l’inscription d’hypothèques légales, leur aurait-il expliqué, tout en ajoutant que cela était requis par leur prêteur, Desjardins. Ils ont donc payé la police de 700 $.

Le pire des scénarios s’est ensuite produit. Après la faillite très médiatisée de Bel-Habitat, trois mois plus tard, le couple a fini par découvrir que la protection n’avait jamais été acquise, même si leur chèque a été encaissé. À peu près au même moment, les visites d’huissiers qui leur remettaient des préavis d’exercice ont commencé. À deux mois d’accoucher, Nicoleta Anton s’en serait bien passée.

Montant des avis d’hypothèques légales publiés sur leur propriété présentement : 108 133,45 $.

Le notaire Frégeau jure qu’« il n’y a pas eu malversation » et qu’il a tout simplement oublié de « peser sur le bouton » pour activer la police d’assurance.

« Ça constitue une maladresse de ma part et de la part de mon équipe […] On était tous bien peinés de ça […] En 45 ans, c’était la première fois que j’échappais le ballon là-dessus », m’a-t-il dit. Le notaire affirme avoir immédiatement confié le dossier à son assureur, le Fonds d’assurance responsabilité professionnelle de la Chambre des notaires du Québec. « J’ai une protection quand on commet une erreur. Mes assureurs sont là pour ça. »

Les mystères de la police

Le Fonds d’assurance responsabilité ne voit pas exactement la chose de la même manière. Et il n’a pas dédommagé les propriétaires, déplore l’avocat du couple, Rafael Ferraro, du cabinet Gowling.

En décembre, l’avocate du Fonds, Julie Guérette, lui a écrit que si la police d’assurance-titres avait été souscrite, seul le créancier hypothécaire des Morariu-Anton (Desjardins) aurait été couvert pour le risque lié aux hypothèques légales de toute façon. Ainsi, aucun dédommagement ne peut être versé au couple, car il ne subit pas de dommages.

Rafael Ferraro s’étonne que le Fonds puisse ainsi « décrire le contenu » d’une police d’assurance qui n’a jamais été contractée. Et il se demande bien selon quelle logique le notaire aurait pu convaincre le couple de souscrire une police d’assurance dont il ne pourrait pas bénéficier, et qui servirait uniquement à couvrir un créancier hypothécaire.

L’avocat se désole aussi que la seule avenue qu’il reste soit la poursuite au civil, sachant que cela coûtera cher à ses clients déjà mal pris, et que la Chambre des notaires a les poches creuses pour défendre son membre.

Au téléphone, la représentante du Fonds, Julie Guérette, m’a plutôt dit qu’elle n’avait pas encore « pris de position formelle » et qu’elle continue de faire « des vérifications ». Cette lueur d’espoir n’est cependant pas venue aux oreilles des principaux intéressés…

Après six mois de démarches, les Morariu-Anton, qui ont quitté la Roumanie pour s’installer au Québec en 2008, sont abasourdis et déçus. « Les institutions au Québec n’aident pas les gens honnêtes qui travaillent et paient leurs factures comme nous. On n’a aucun soutien de personne », déplore Nicoleta Anton, très émotive.

La mission de la Chambre des notaires, qui administre le Fonds d’assurance responsabilité de ses 3899 membres, est claire. Elle doit protéger le public, notamment en cas d’erreur, comme le dit lui-même le notaire Frégeau. « Ces assurances-là, je les paie, et c’est pour ça que je les paie. »

« Qu’est-ce que j’ai fait de mal pour mériter ça ? se demande Nicoleta Anton. Je voulais juste avoir une maison neuve. Je ne comprends pas ! »

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J’ai aussi contacté Desjardins et l’assureur Stewart.

Première surprise, Desjardins me dit qu’il « ne recommande pas l’utilisation de l’assurance-titres, car l’arpenteur et le notaire produisent un certificat de localisation (système de cadastre fiable) ». Son porte-parole Jean-Benoît Turcotti ajoute que ce type de police « qui protège les consommateurs », et non pas les créanciers directement, peut parfois être exigé, mais que cela est extrêmement rare.

Deuxième surprise, chez Stewart, cette fois. La vice-présidente aux opérations pour le Québec, Julie Lévesque, m’annonce que sa compagnie « n’offre pas le produit d’assurance-titres pour [protéger] les acheteurs ». Stewart vend uniquement des polices visant à protéger les institutions financières et ce type de police est normalement « payé par un vendeur qui n’est pas capable de remplir son obligation de transférer un titre clair ».

Comment expliquer, alors, que le notaire Frégeau ait fait payer une police de 700 $ aux acheteurs plutôt qu’au vendeur ? L’assurance était-elle nécessaire, adéquate, exigée par Desjardins ? De quelle manière a-t-elle été présentée ? Comment le notaire a-t-il pu ne pas s’apercevoir que la police n’avait pas été acquise puisqu’il est tenu par la Loi sur le notariat de faire balancer son compte en fidéicommis mensuellement ?

Cette affaire peu banale soulève plusieurs questions.

S’acharner pour ne pas indemniser

L’histoire de Constantin Morariu et de Nicoleta Anton n’est pas sans rappeler celle d’un couple de Magog qui a subi pendant des années les erreurs d’un notaire. Et, comble de malchance, l’acharnement du Fonds d’assurance responsabilité à ne pas l’indemniser.

Le notaire avait notamment omis d’enregistrer l’acte de vente de sa résidence et de radier une servitude.

PHOTO ANDRÉ VUILLEMIN, FOURNIE PAR SPECTRE MÉDIA

L’histoire de Constantin Morariu et de Nicoleta Anton n’est pas sans rappeler celle d’un couple de Magog qui a subi pendant des années les erreurs d’un notaire.

Résultat : le couple vivait dans une aire commune de son complexe de condos sans le savoir. Il en avait acquis le bureau des ventes, transformé en maison. Il a découvert le problème en demandant un permis de rénovation à la Ville.

Au lieu de compatir, les autres copropriétaires du complexe ont drôlement réagi.

« C’était rendu qu’ils voulaient en faire une salle de réunion, une salle de billard ou une salle de jeu. Après, ils ont parlé de mettre des cabanons sur le terrain, ils venaient jouer dans mes plates-bandes, ils coupaient des arbres », avait raconté Lisa Gauthier à mon collègue Philippe Teisceira-Lessard. « [Il y avait] du monde sur notre terrain en train de se faire bronzer, de laver leurs voitures. » Certains se permettent même d’entrer dans l’immeuble, indique le jugement. La grande classe, quoi !

Pendant ce temps, le couple tentait de se faire indemniser par le Fonds d’assurance responsabilité de la Chambre des notaires. L’affaire s’est retrouvée devant les tribunaux.

Une décennie plus tard, en 2018, le Fonds s’est fait sérieusement réprimander par la Cour supérieure parce qu’il avait défendu un membre fautif plutôt que les consommateurs lésés. La juge avait dénoncé que la Chambre ait fait traîner en longueur le processus en abusant de ses droits et que sa « seule préoccupation » était d’« éviter tout déboursé ».

Face à cet « abus », la magistrate avait imposé deux sanctions que l’on voit rarement dans ce genre de cause : le Fonds a été condamné à verser au couple 50 000 $ en dommages punitifs afin de « dissuader, dénoncer et prévenir » un tel comportement. En plus, il a été forcé de rembourser les frais d’avocat du couple.

Bref, la juge Johanne Brodeur a tout fait pour s’assurer que ça n’arrive plus.

Consultez « Des retraités victimes d’un assureur à but non lucratif », publié le 25 novembre 2018 Consultez le jugement de la Cour supérieure

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Peut-on maintenant se sentir bien protégé par la Chambre des notaires quand on sait qu’elle doit à la fois défendre ses membres et le grand public ?

« Cette “double fonction”, comme vous le dites, est le propre d’une assurance responsabilité », répond sa porte-parole Johanne Dufour, tout en insistant sur le fait que « nous ne sommes pas dans un contexte d’indemnisation à la no fault, mais dans un principe d’analyse de cas ou de réclamations ».

Ce qui demeure inquiétant, c’est qu’il est à peu près impossible pour le commun des mortels de vérifier seul si son notaire a bien effectué son travail, si les actes ont été rédigés et publiés dans les règles de l’art. Alors il importe que le public ait confiance au plus haut point dans la protection offerte par la Chambre des notaires.

Demandes d’indemnisation déposées à la Chambre (exercice 2021, clos le 31 mars)

  • 12 – réclamations reçues
  • 5 – réclamations refusées
  • 3 – réclamations acceptées en totalité
  • 0 – réclamations acceptées en partie
  • 1 883 501 $ – Montant des réclamations reçues
  • 470 053 $ – Somme versée aux réclamants
  • 11,1 millions – actifs du Fonds d’indemnisation
Lisez la chronique « Hypothèque légale : Québec interdira-t-il l’usage d’un outil important ? », publiée le 8 septembre 2021 Lisez l’article « Bel-Habitat : une faillite aux “apparences douteuses” », publié le 11 juillet 2021