Comment expliquer que les Québécois, soudainement, se rebellent contre l’unilinguisme anglais des nouveaux patrons de Québec inc. ?

Après Michael Rousseau, d’Air Canada, c’est au tour du PDG de SNC-Lavalin, Ian Edwards, d’être pris dans la tempête. Le gestionnaire vient d’annoncer qu’il préfère reporter un discours prévu au Cercle canadien de Montréal, lundi, afin qu’il contienne plus de français, une langue qu’il ne maîtrise pas.

Nul doute que les médias y sont pour beaucoup dans cette levée de boucliers. Les chroniqueurs francophones, notamment mon collègue Paul Journet, ont vivement critiqué Michael Rousseau et Air Canada, avec raison.

Lisez « Speak White, Air Canada »

Et jeudi, le chroniqueur Michel Girard, du Journal de Montréal, s’est insurgé contre la tolérance de la Caisse de dépôt face à l’unilinguisme du grand patron de SNC-Lavalin, relayant la nouvelle de son collègue Olivier Bourque. La Caisse est actionnaire à près de 20 % de l’entreprise.

SNC-Lavalin, faut-il dire, ne compte plus beaucoup de francophones à sa haute direction depuis les scandales qui ont coûté la tête à l’ex-chef de la direction, Pierre Duhaime. Son conseil d’administration, entre autres, est composé de seulement 2 francophones sur 10, note Michel Girard.

Sans ce coup de marteau des médias, donc, l’affaire n’en serait pas là.

Mais il y a plus, bien plus. Le Québec est certes une société paisible, et les Québécois sont plutôt « dociles », comme dirait Geneviève Guilbault. Ils répondent instinctivement en anglais lorsqu’on leur adresse la parole dans la langue de Shakespeare, fiers de la parler. Et ils se plient volontiers aux exigences des réunions en anglais, bien qu’ils s’en plaignent derrière les portes closes.

Mais il suffit d’une étincelle pour que le feu éclate. Et parmi ces étincelles à ne pas faire jaillir dans un contexte d’anglicisation avancée, il y a la suffisance, l’irrespect ou tout ce qui s’en approche.

La fronde contre Rousseau, justement, s’explique notamment par le mépris sous-tendant ses réponses. Pour lui, il est honorable que Montréal puisse permettre à des citoyens de ne pas parler français, lui qui vit dans la métropole depuis 14 ans. Son unilinguisme est étonnant pour un homme dont la femme et la mère sont francophones (ne dit-on pas « langue maternelle » ?).

Depuis 50 ans, chaque décennie, les Québécois ont fait front commun dans le dossier de la langue. Dans les années 1970 et 1980, ce sont les tergiversations autour des lois sur la langue qui faisaient réagir, et les étincelles se transformaient en manifestations monstres.

Il y a 10 ans, c’est l’unilinguisme du vérificateur général du Canada, Michael Ferguson, qui avait relancé le bal1. Avait suivi cette affaire des deux cadres supérieurs unilingues anglophones de la Caisse de dépôt, rappelez-vous, dont l’un envoyait secrètement sa secrétaire à sa place pour suivre les cours de français qui lui étaient imposés.

Le Canadien de Montréal, dans cette période chaude, avait aussi pris la mauvaise décision de nommer un entraîneur-chef unilingue anglophone (Randy Cunneyworth).

Cette indignation nationale derrière la langue est d’autant plus virulente que les Québécois francophones, jeunes et vieux, n’ont plus guère d’autres symboles pour s’unir. La laïcité n’est pas rassembleuse, du moins concernant le port des signes religieux, pas plus que l’indépendance, l’État-providence ou le débat sur les mots à éviter. Ne reste plus que la langue.

Le feu se propagera-t-il chez d’autres entreprises dirigées par des PDG incapables de s’exprimer minimalement en français ? Ce n’est pas impossible.

Pour l’instant, les entreprises Alimentation Couche-Tard et Groupe CGI, dirigées par des chefs de la direction anglophones, risquent de s’en tirer, puisque les fondateurs Alain Bouchard et Serge Godin, fiers de leurs origines, sont encore très influents au sein de leur société, par ailleurs remplis de hauts dirigeants ou d’administrateurs francophones.

La question pourrait être différente pour le Canadien National, dont le siège social est à Montréal. L’actuel patron, Jean-Jacques Ruest, quittera l’entreprise fin janvier 2022, dans la foulée de la fronde menée par l’actionnaire militant Christopher Hohn, qui veut de meilleurs résultats.

Le futur président devrait-il être capable de discourir en français ? Ce n’était pas le cas du gestionnaire réputé Hunter Harrisson, sauf erreur, qui avait catapulté l’entreprise vers des sommets.

L’éminent chroniqueur financier Andrew Willis, du Globe and Mail, croit que non. Selon lui, que le futur patron du CN parle anglais, français ou finnois importe peu : ce qui compte, c’est qu’il puisse connaître les rouages de l’exploitation d’un transporteur ferroviaire pour redresser la situation.

La différence avec Air Canada, dit-il, c’est que cette dernière doit servir ses consommateurs dans les deux langues et qu’elle a été soutenue financièrement par le gouvernement fédéral, alors que le CN transporte des marchandises.

Peut-être a-t-il raison. Après tout, le Québec ne devrait pas se priver des talents mondiaux pour diriger ses multinationales, d’autant que les ventes à l’étranger dépassent souvent largement les ventes locales. N’empêche, parler français n’est pas un défaut, que je sache, et s’exprimer minimalement dans la langue de Molière peut attirer le respect (et l’adhésion) des Québécois du siège social.

Et de grâce, M. Willis, ne venez pas nous faire croire que la langue du futur PDG du CN importe peu et qu’il pourrait très bien être unilingue finnois… La langue importe peu, pourvu qu’elle soit l’anglais. Laisser entendre autre chose frise l’incompréhension… voire le mépris.

1. Michael Ferguson avait remarquablement appris le français par la suite, ce qui prouve que c’est bien possible.