L’empire financier bâti par la famille Desmarais, propriétaire jusqu’à 2018 du journal La Presse, est bien connu pour ses prises de participation dans les secteurs de l’assurance et de la retraite.

Mais peu savent que Power Corporation du Canada, société de portefeuille établie à Montréal, est également un acteur financier majeur du secteur du pétrole, du gaz et du charbon, avec des investissements totalisant plus de 15 milliards US à travers ses différentes filiales. La société est en fait le troisième investisseur dans les combustibles fossiles au Canada, tout juste derrière la Financière Sun Life et la Banque Royale du Canada.

En pleine saison d’assemblées générales annuelles, de plus en plus d’entreprises du secteur financier font face à des propositions d’actionnaires réclamant preuve de transparence et de responsabilité quant aux investissements dans les secteurs fortement émetteurs. Power Corporation n’y fait pas exception cette année, pour la première fois de son histoire. En effet, les actionnaires de la société sont appelés à voter d’ici le 7 mai sur une proposition parrainée par l’organisme Investors for Paris Compliance réclamant que l’entreprise divulgue 100 % de ses émissions financées. Actuellement, Power ne divulgue ses émissions que sur 16 % de ses actifs sous gestion.

Pour une société de portefeuille comme Power, la divulgation des émissions financées représente à la fois une responsabilité et une opportunité. D’abord, une responsabilité, car le statut de société de portefeuille ne protège aucunement Power contre le risque de transition, c’est-à-dire le risque que ses actifs liés aux secteurs polluants, détenus pour le compte de ses clients, subissent des pertes à mesure que l’économie mondiale se sèvre progressivement des hydrocarbures pour atteindre la carboneutralité.

Or, la direction de Power, dans sa réponse à la proposition d’actionnaire publiée dans sa circulaire annuelle, écrit : « Notre empreinte environnementale directe se limite aux activités de notre siège social. » Cette posture de négation ne change rien au fait que ses actionnaires sont exposés, toutes proportions gardées, à la totalité du risque de transition de ses filiales.

Dans le contexte où l’Agence internationale de l’énergie prévoit un pic de la demande de pétrole et de gaz d’ici 2030 et une baisse imminente de la demande de charbon, fournir à ses actionnaires l’ensemble de l’information sur le risque de transition est la chose responsable à faire.

Ensuite, la divulgation représente une opportunité, puisque Power a tout ce qu’il faut pour être un leader. Olivier Desmarais, représentant de la plus jeune génération, pilote les activités de Power Sustainable, une filiale axée sur les investissements verts comme l’énergie renouvelable et l’agriculture durable. L’expertise face à la reddition de comptes climatique est donc déjà présente. Toutefois, à l’échelle de l’entreprise, pour chaque dollar investi dans les actifs verts à travers Power Sustainable, Power investit actuellement cinq dollars dans le pétrole, le gaz et le charbon. De quoi annuler totalement, et bien plus encore, les réductions de GES générées par Power Sustainable. Or, pour respecter l’Accord de Paris, le ratio d’investissements énergétiques doit être de 4:1 en faveur des énergies renouvelables d’ici 2030.

Sans s’ingérer dans la gestion courante de ses filiales, Power dispose de tous les outils de gouvernance nécessaires pour guider une reddition de comptes climatique. En effet, huit administrateurs sur dix-neuf de sa filiale Lifeco et sept administrateurs sur quinze de sa filiale IGM siègent également au conseil d’administration de Power. D’autres sociétés de portefeuille divulguent la totalité de leurs émissions financées, comme l’anglaise Algebris, l’américaine Capricorn, ou encore la française Robeco, démontrant que les difficultés de quantification peuvent être surmontées.

Face à un monde en mutation, transformer une institution complexe de l’intérieur fait parfois penser à Sisyphe et son rocher. En 2016, les descendants de cinquième génération de la famille Rockefeller, qui a fait fortune dans le pétrole aux États-Unis au début du XXe siècle, ont dénoncé publiquement la pétrolière ExxonMobil, accusée de ralentir la lutte contre les changements climatiques. La famille Rockefeller a alors commencé un nouveau chapitre dans sa gestion d’actifs, réduisant de façon draconienne son exposition au risque de transition. Il sera intéressant de voir si Power, qui oscille entre tradition et modernité, choisira de prendre ses responsabilités et de saisir l’opportunité de divulguer la totalité de ses émissions financées, fournissant à ses actionnaires la transparence qui s’impose.