Choisir un nom dans la langue de Shakespeare pour une entreprise ou une application made in Québec est une tendance lourde. Il peut s’agir d’une stratégie pour percer à l’étranger, mais est-ce vraiment une bonne décision de marketing ? La question divise.

Si vous appelez l’Office québécois de la langue française parce que votre téléphone ne montre que des applications aux noms anglais, on vous avisera que votre plainte n’est pas recevable. L’article de la Charte de la langue française qui stipule que les commerces doivent afficher en français sur la devanture de leur commerce ne s’applique pas à l’écran d’accueil de votre téléphone.

Par contre, dès que vous ouvrez une application offerte au Québec, le service doit être offert en français. Comme son site web et ses comptes de réseaux sociaux. Si c’est le cas, l’entreprise respecte le règlement.

Lorsqu’elle s’inscrit auprès du Registraire des entreprises du Québec, une entreprise doit avoir un nom en français. Libre à elle ensuite de mettre de l’avant la version anglaise, tant que le site ou l’application respecte les règlements.

Et les raisons sociales en anglais pour des applications, des sites ou des entreprises physiques se multiplient depuis les dernières années, ce qui suscite souvent de vives réactions de la part de nos lecteurs. Beaucoup d’entrepreneurs justifient leurs décisions au nom d’un développement international futur.

FoodHero, l’entreprise derrière l’application antigaspillage homonyme, porte aussi le nom de Marché FoodHero. Improve, un OBNL qui s’attaque aussi au gaspillage alimentaire, s’appelle également Améliore. Selon le registre des entreprises, du moins.

Même chose pour la plateforme de location WeChalet, qui a comme nom officiel (et confidentiel) Nature WeChalet. Son fondateur, Dany Papineau, admet que le mot Nature a été ajouté uniquement pour répondre aux exigences réglementaires.

Quant à cette dualité linguistique, elle est venue tout naturellement.

C’était à un moment où le mot « we » était beaucoup utilisé par des entreprises comme WeTransfer, WeChat ou WeWork. Toutefois, en ce qui concerne la location de chalet, les lettres « we » peuvent aussi être vues comme l’abréviation de « week-end », mot couramment utilisé par les francophones, explique Dany Papineau. « Un chalet, tu loues ça souvent le week-end », dit celui qui n’a jamais eu l’idée d’adopter le mot cottage dans le nom de son entreprise.

Selon lui, le mot chalet sonne très haut de gamme en anglais et est facilement utilisé par les hispanophones qui utilisent le service. L’entrepreneur a reçu certaines critiques au lancement de la plateforme, mais pour l’utilisation francophone du nom.

« Le Cirque du Soleil est quand même un exemple d’une entreprise qui a réussi à percer à l’international avec un nom français », rappelle Dany Papineau.

« Le chalet fait partie de la culture québécoise », dit celui qui a tout de même mis la main sur la marque « ouichalet », mais qui ne croit pas l’utiliser à court ou moyen terme.

Le fondateur de FoodHero est de ceux qui croient qu’une entreprise qui a des visées internationales a tout avantage à adopter une raison sociale en anglais.

« Nous ne sommes pas des gens qui pensent petit, lance tout de go Jonathan Defoy. Personnellement, j’ai toujours eu des compagnies internationales dans le domaine de la technologie. Dès le départ, il n’était pas question de rester confiné au Québec. »

L’entrepreneur avoue toutefois qu’il a tenté des jeux de mots en français avec le mot héros, sans succès. Il précise aussi que si son commerce avait eu des points de service physiques au Québec, sa stratégie aurait été complètement différente. « Ma position est que quand une compagnie est locale, s’adressant aux Québécois et ayant pignon sur rue, je ne suis pas pour un nom anglais », dit-il.

Une bonne stratégie ?

« Ce n’est pas une mince question », répond d’emblée Louis-Félix Binette, directeur général du Mouvement des accélérateurs d’innovation du Québec.

« On travaille avec des entreprises qu’on appelle de jeunes pousses technologiques à fort potentiel de croissance, explique-t-il. Ces entreprises sont souvent fondées sur un modèle d’affaires qui base ses probabilités de succès sur un marché international, dans le jargon on dit global first. Ces entreprises-là ne pensent pas d’abord à vendre des trucs dans leur ville, pour ensuite prendre de l’expansion dans leur région, à l’échelle du pays, puis exporter par la suite. Ces entreprises-là ont un modèle d’affaires qui vise à percer le marché international dès le début de leur commercialisation. »

« Dans cette perspective-là, il y a un souci d’être vendeur à l’échelle internationale. Le choix d’un nom fait partie d’un tas de décisions auxquelles tu dois penser », soutient-il.

M. Binette ajoute que dans bien des cas, ces jeunes pousses auront besoin d’investisseurs qui sont parfois établis à l’extérieur du Québec et qui ne parlent pas français. « Donc, le nom de l’entreprise fait partie de ce qui permet de séduire rapidement un investisseur, d’attirer son attention. Est-ce que mon nom dit rapidement ce que je suis en train de faire ? », dit-il en faisant notamment référence à Lightspeed, une entreprise d’ici qui a développé une plateforme de paiement rapide.

Dilué

À HEC Montréal, Claude Ananou, maître d’enseignement au département de management, ne partage pas du tout cet avis. Il s’évertue chaque jour à expliquer à ses étudiants qu’une raison sociale en anglais n’est pas une panacée.

« C’est une tendance lourde qui n’est pas rationnelle, lance-t-il sans détour. Je ne vois pas l’utilité d’avoir un nom en anglais si ce n’est pas notre nature.

« Vous vous diluez dans le milieu anglophone. On ne vous repère plus. Vous n’êtes pas vous, c’est dommage. D’un point de vue marketing, je ne suis pas sûr que ça soit pertinent d’agir de cette façon.

« On me dit toujours que l’anglais, c’est international. Je réponds que l’anglais comme langue, oui, mais pas comme slogan, pas comme marque de commerce. »

Il cite par ailleurs les succès du Cirque du Soleil et d’IKEA, dont le nom des articles est en suédois. Et que dire de Volkswagen avec son Das Auto en allemand ?

À ce chapitre, M. Binette reconnaît qu’un nom en français peut parfois permettre de se distinguer.

Mais des fois, ça peut donner un côté un peu terroir. Les investisseurs ne cherchent pas à investir dans des projets du terroir, ils veulent investir dans des projets qu’ils vont vendre partout sur la planète et qui vont être facilement compréhensibles.

Louis-Félix Binette, directeur général du Mouvement des accélérateurs d’innovation du Québec

« Est-ce qu’on veut que les entrepreneurs soient des défenseurs de la langue française ou on veut qu’ils réussissent à faire de l’argent, à exporter le génie québécois à l’échelle de la planète ? Moi, je suis plus partisan de la deuxième option, ajoute-t-il. Je suis un francophile, mais à un moment donné, en business, c’est le client qui a raison. »

Pour Mario Polèse, professeur émérite à l’Institut national de la recherche scientifique, la question est plutôt de savoir si le fait de donner un nom en anglais ou dans une autre langue est une bonne stratégie de marketing. C’est vraiment au cas par cas, selon lui.

« L’anglais n’est pas garant de succès, dit-il. On peut faire faillite en anglais comme on peut faire faillite en italien. »