Comme plusieurs autres entrepreneurs dans le domaine informatique, Benoît Laliberté tente de profiter de l’engouement pour les technologies basées sur les chaînes de blocs (blockchains). En Floride, il monte une société qui compte vendre des propriétés sous la forme de jetons non fongibles.

« Je me couche le soir puis je me dis : « Est-ce que je suis encore 45 ans trop tôt ? » La réponse est peut-être oui… », dit Laliberté.

En gros, son entreprise HouseBit prévoit mettre sur pied des fiducies pour acheter des condos et des maisons. Une fois l’acquisition conclue, le « trust » est divisé en 1000 parts, auxquelles correspondent autant de jetons, mis en vente auprès du public.

HouseBit est enregistrée au Delaware, reconnu comme un petit paradis fiscal américain.

« Plutôt que d’avoir Hugo Joncas, Benoît Laliberté ou Jos Bleau, les bénéficiaires de la fiducie résidentielle sont exprimés sous forme de « contrats intelligents » », explique-t-il.

N’importe qui peut acheter l’un de ces 1000 contrats intelligents pour détenir une part de l’immeuble.

HouseBit doit aussi vendre un autre type de jeton, unique celui-là, qui permet plutôt à l’acheteur d’occuper la propriété, à condition de payer également les charges habituellement associées à une habitation : assurances, charges de copropriété, loyer…

Pour l’instant, le site de HouseBit ne présente qu’une seule propriété à vendre sous forme de jetons non fongibles : un condo au 21étage d’une tour au centre-ville de Miami.

Selon le site de l’entreprise, chacun des 1000 jetons de propriété est vendu 397 $ US, et celui qui donne le droit d’occuper le logement coûte 16 800 $ US.

Laliberté précise toutefois qu’il a déjà conclu de telles transactions sur « plusieurs » propriétés, qui ne sont plus en vente. Combien ? « Plus qu’une, moins que dix », répond-il.

Éviter les lois sur les valeurs mobilières

Mais quel est l’avantage de transférer une propriété dans des jetons non fongibles ? Laliberté explique que son système permettra d’acheter une fraction d’un logement, directement en ligne.

PHOTO SUSAN STOCKER, COLLABORATION SPÉCIALE

Benoît Laliberté dans ses bureaux du centre-ville de Miami

Mais surtout, il permettra de profiter d’échappatoires, « de loopholes », explique lui-même l’homme d’affaires.

Selon lui, les lois américaines sur les valeurs mobilières ne s’appliquent pas à ces jetons non fongibles.

« Avec nos procureurs ici, on a créé ce véhicule-là, qui ne devient pas une valeur mobilière. Pourquoi ? Parce que l’actif est directement détenu par une fiducie et il n’y a pas d’entreprise entre les deux, explique Laliberté. Il n’y a même pas HouseBit entre les deux. C’est un lien direct entre l’actif et la fiducie. Il appartient directement aux détenteurs de jetons. »

Contourner la protection des locataires

L’homme d’affaires est aussi convaincu que son concept permettra à HouseBit de contourner les lois visant à protéger les locataires.

Que ça soit dans n’importe quelle juridiction au Canada, puis aux États-Unis, vous savez, il y a des régies du logement, il y a des régies de ci, des régies de ça… Nous, on travaille avec des actifs digitaux, donc c’est un droit perpétuel d’occupation, mais qui n’est pas lié à un bail.

Benoît Laliberté

Si le détenteur du « jeton d’occupation » faillit à ses obligations mensuelles, il perd son droit d’habiter le logement, explique-t-il. « Mais c’est régi par un actif digital et non pas par des commissions, ou la cour, ou des régies du logement. »

N’est-ce pas un moyen de contourner toutes les lois qui s’appliqueraient normalement ?

« C’est un loophole. Un loophole, c’est légal ! dit Laliberté en guise de justification. Mais je n’aime pas le terme « contourner ». »

Un conflit acrimonieux avec son ex-partenaire dans les bitcoins

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Benoît Laliberté a fait construire ces quatre imposantes structures pour abriter des machines à miner les bitcoins sur une terre agricole appartenant à AgroDômes à Sainte-Marie-Madeleine, en Montérégie.

En Montérégie, Benoît Laliberté a fait les manchettes dès 2018 avec son projet de minage de bitcoins sur une terre agricole. Quatre ans plus tard, l’aventure se solde par un litige acrimonieux.

Son ancien partenaire, la californienne Bit Intelligence, a dû s’adresser à la cour pour récupérer 1684 machines à miner les bitcoins qu’elle lui avait confiées. L’entreprise laisse entendre dans une poursuite judiciaire que Laliberté pourrait avoir utilisé ces équipements afin d’empocher des centaines de milliers de dollars en cryptomonnaies sans droit.

En collaboration avec une autre société américaine, Bit Intelligence devait installer des ordinateurs à bitcoins sur une terre agricole de Montérégie appartenant à AgroDômes, l’une des nombreuses entreprises que contrôle Laliberté.

Avant même la signature d’un contrat, Bit Intelligence a expédié à l’automne 2021 ses machines à Sainte-Marie-Madeleine, entre Mont-Saint-Hilaire et Saint-Hyacinthe. Laliberté y a fait construire quatre vastes dômes blancs pour accueillir les ordinateurs et prévoyait chauffer des serres avec la chaleur qu’ils dégagent.

Dans le cadre d’une vérification diligente de son partenaire, AgroDômes a toutefois dû admettre que la Commission de protection des terres agricoles du Québec (CPTAQ) lui avait ordonné de cesser ses activités sur sa terre. L’organisme jugeait que la mission principale de l’entreprise était le minage de bitcoins, et non la serriculture.

Constatant que le projet n’irait vraisemblablement pas de l’avant, Bit Intelligence a demandé à AgroDômes de lui retourner ses machines en décembre 2021. La société que contrôle Laliberté lui a plutôt envoyé une facture de plus de 44 millions en prétendant qu’elle avait mis fin prématurément à leur « entente ». En attendant, elle invoquait son « droit de rétention » des machines.

Tentative d’« extorsion », dit l’ancien partenaire

Les deux entreprises n’ont pourtant « jamais signé d’accord d’aucune sorte », assure l’entreprise californienne dans une requête pour récupérer son bien en Cour supérieure. « Ça constitue une tentative flagrante par AgroDômes d’utiliser les machines appartenant à Bit Intelligence, d’une valeur de près de 13,5 millions US, comme levier pour lui extorquer des sommes qui ne sont pas dues à AgroDômes », clame Bit Intelligence.

Dans sa poursuite, l’entreprise souligne que « les machines n’ont pas produit de bitcoins pour Bit Intelligence depuis le 31 décembre 2021, ce qui implique que les machines doivent avoir été éteintes », à moins que « leur capacité de minage ait été détournée ». Valeur estimée de cette cryptomonnaie : 504 000 $ US par mois de travail.

PHOTO TIRÉE D’AMAZON

Un mineur à bitcoin Whatsminer M31S, comme ceux que Bit Intelligence a dû faire saisir chez AgroDômes

Bit Intelligence a finalement obtenu la saisie de ses machines, le 17 mars dernier. Dans son rapport, l’huissière précise que « la majeure partie, soit 1569 mineurs, étaient branchés et en fonction ».

Laliberté demande aujourd’hui la rétractation du jugement ayant ordonné la saisie des ordinateurs.

« Il est plus fort que le fisc »

PHOTO SUSAN STOCKER, COLLABORATION SPÉCIALE

Benoît Laliberté dans ses bureaux de Miami

Pour un ex-associé dans un grand cabinet d’insolvabilité montréalais, le cas de Benoît Laliberté montre comment certains hommes d’affaires particulièrement bien organisés peuvent exploiter les failles du système.

« Ce gars-là a accès à de meilleurs conseillers que l’État, dit Réjean Bouchard, aujourd’hui syndic en semi-retraite. Il a accès à plus de services que les gens de Revenu Québec. Il est plus fort que le fisc. »

Après une faillite fiscale de 56 millions, M. Laliberté a cessé d’être résident fiscal du Canada. Onze ans plus tard, il a payé 100 000 $ de ses dettes. Malgré tout, il continue d’être en affaires au Québec et aux États-Unis à la barbe du gouvernement, grâce à des fiducies et des sociétés aux îles Vierges britanniques, comme le rapportait La Presse lundi.

« C’en est insultant pour tous ceux qui payent leurs impôts, mais il vit en parallèle de la société. Il fait bien les choses… C’est un génie ! », dit Réjean Bouchard.

Il comprend l’inertie du cabinet chargé de la faillite de M. Laliberté, puisque le syndic Primeau, Proulx et Associé est resté sans instructions de ses créanciers gouvernementaux pendant neuf ans.

Ce gars-là est une anguille. Il est rendu dans les îles dans le Sud, avec un bureau à Miami. Qu’est-ce que tu veux qu’un syndic de faillite à Longueuil aille faire avec un gars qui n’est même plus citoyen canadien, ni fiscalement ni légalement ?

Réjean Bouchard, syndic en semi-retraite, ex-associé dans un grand cabinet d’insolvabilité

Il note la présence de trois avocates lors de l’entrevue qu’a réalisée La Presse avec lui, rapportée lundi. « Quand quelqu’un a les moyens de s’organiser comme il s’est organisé, c’est pratiquement intouchable. »

L’opposition veut des mesures plus musclées

Québec solidaire et le Parti québécois déplorent l’inertie du fisc dans cette affaire.

« Le cas de Benoît Laliberté est un autre exemple tout à fait frustrant de la nécessité d’implanter des mesures musclées pour contrer l’évasion fiscale, récupérer les sommes dues et les réinvestir dans les services à la population », dit le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon.

Il invite le gouvernement à réaliser un bilan des pertes fiscales que causent les paradis fiscaux.

À Québec solidaire, le nouveau député Haroun Bouazzi souhaite « une réflexion collective » sur la question.

Malheureusement, tant que nos gouvernements toléreront l’existence de paradis fiscaux et de structures corporatives opaques ayant complètement dévié la finalité originale de la « personnalité morale » des entreprises, les cas de fraudeurs à col blanc continueront de se multiplier.

Haroun Bouazzi, député de Québec solidaire

Le Parti libéral du Québec n’a pas répondu à nos questions.

Toujours silence radio au gouvernement

À Québec comme à Ottawa, les gouvernements s’abstiennent toujours de commenter le cas de M. Laliberté et leur inaction d’une décennie face à sa faillite fiscale.

Revenu Québec n’a tout simplement pas rappelé La Presse. Le ministre des Finances, Eric Girard, responsable de l’agence, a une nouvelle fois refusé notre demande d’entrevue.

« Toutes informations relatives aux enquêtes ainsi que leur durée ne peuvent être commentées ou partagées », a dit son attachée de presse Claudia Loupret dans un courriel.

Revenu Canada n’a pas répondu à nos questions non plus, invoquant la confidentialité des dossiers des contribuables.

Précision

Fiducie Résidence JAAM et Louis-Philippe Beaudoin

Dans l’encadré « Plus de 8 millions en immobilier » qui suivait l’article « Plus de 56 millions dus à l’État… depuis 11 ans », nous écrivions que la Fiducie Résidence JAAM détenait le bungalow de Pompano Beach conjointement avec une entreprise de Louis-Philippe Beaudoin. Cette information provenait d’une fiche au registre foncier du comté de Broward. Ce document public est en fait erroné, selon une avocate de Louis-Philippe Beaudoin. Son entreprise Placements LPB USA inc. reste la seule propriétaire de la maison. La Fiducie a signé un acte d’achat en 2019, mais le vendeur lui a accordé un crédit vendeur et reste officiellement propriétaire de la demeure jusqu’à ce que la somme totale convenue de 936 000 $ US lui soit payée, ce qui n’est toujours pas le cas.

Lisez l’article « Plus de 56 millions dus à l’État… depuis 11 ans »

La Presse