Un piéton a été tué et trois autres, dont une fillette de 5 mois, ont été gravement blessés à Sherbrooke en quatre mois à la fin de 2022. Une série noire qui n’a rien de surprenant, selon de nombreux citoyens qui déplorent les dangers du transport actif dans la ville de 167 000 habitants.

(Sherbrooke) Elle se souvient de la force de l’impact. Puis, tout devient noir.

Sarah (prénom fictif) traversait le chemin Dion à l’intersection de la rue des Alouettes à Sherbrooke, un peu avant 7 h le 16 décembre dernier, pour se rendre à son arrêt d’autobus.

Afin d’être vue des automobilistes, la mère de famille de 47 ans avait avec elle un tube illuminé de lumières DEL. « Il n’y a pas de trottoirs ici, et les automobilistes roulent souvent très vite, alors j’ai toujours avec moi mon tube lumineux rouge pour ma sécurité », dit-elle.

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Intersection de la rue des Alouettes et du chemin Dion, un endroit sans trottoirs, où Sarah s’est fait happer par un conducteur.

Sarah avait presque terminé la traversée du chemin Dion quand elle a vu du coin de l’œil un automobiliste arriver à l’intersection. Le conducteur ne s’est pas immobilisé à l’arrêt et a fait un grand virage directement sur elle.

S’il s’était arrêté, il m’aurait vue.

Sarah

Sarah fait partie des quatre piétons happés par des conducteurs de véhicules motorisés à Sherbrooke en quatre mois à la fin de 2022. L’un d’eux, un homme de 69 ans, est mort de ses blessures après avoir été happé par un minibus rue McManamy.

La plus jeune victime, Byaunda Atewelemba, avait 5 mois quand la poussette dans laquelle elle se trouvait a été happée de plein fouet par le conducteur d’un véhicule automobile qui ne s’est pas arrêté à la traverse piétonne où traversait son père sur le boulevard de Portland, un axe en pente comprenant de quatre à six voies de circulation entièrement destinées au trafic motorisé, et qui se trouve dans un corridor scolaire.

Bébé vif et enjoué avant la collision, Byaunda est aujourd’hui incapable de tenir sa tête, et son corps est faible. L’enfant a cessé de rire et de sourire, et suit des traitements spécialisés, selon ce qu’a appris Radio-Canada. Le conducteur, un homme de 37 ans, sera accusé de conduite dangereuse.

Ariane Lafontaine, qui a organisé l’an dernier une manifestation pour la piétonnisation de la rue Wellington pendant l’été au centre-ville de Sherbrooke, dit être attristée, mais pas surprise, de la succession de collisions.

Les infrastructures ne sont pas adaptées à Sherbrooke. Les rues sont trop larges, les temps de traversée aux intersections sont trop courts pour les personnes âgées ou les personnes à mobilité réduite. Souvent, les automobilistes essaient de tourner pendant qu’on traverse, alors ça crée du danger pour nous.

Ariane Lafontaine, du Conseil général de l’environnement de l’Estrie

Mme Lafontaine, qui est aussi chargée de projet en mobilité durable au Conseil général de l’environnement de l’Estrie, note que son organisation mène plusieurs campagnes pour promouvoir le transport actif dans les écoles.

« Il y a une volonté de faire du transport actif, et les gens le font de plus en plus, mais il faut plus d’infrastructures », dit-elle.

Des « bâtons dans les roues » du transport actif

Jolyane Arsenault, citoyenne qui se déplace à pied pour aller travailler, note que Sherbrooke comporte encore peu d’aménagements routiers qui forcent les conducteurs de véhicules motorisés à respecter la priorité des piétons, comme des saillies de trottoirs, des dos d’âne ou encore un réseau de pistes cyclables qui réduisent la largeur des rues et des artères, et abaissent la vitesse adoptée naturellement par les automobilistes.

Elle cite le pont Saint-François, qui enjambe la rivière du même nom près du cégep de Sherbrooke. Temporairement fermé pour des travaux, le pont est mal adapté aux nombreuses personnes qui y marchent.

« Se faire frôler à grande vitesse par les rétroviseurs des automobiles, se faire éclabousser, marcher sur un trottoir mal déneigé quand on traverse un pont, ce n’est pas agréable », dit Mme Arsenault.

Résultat : bien des citoyens de la plus grande ville de l’Estrie prennent la voiture, même pour de courtes distances. « C’est courant de voir des gens prendre leur voiture pour se rendre à la piste cyclable », dit-elle.

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Jolyane Arsenault, qui se rend au travail à pied, et Fabien Burnotte, qui fait de même à vélo, discutent sur le pont Saint-François.

Membre du groupe Vélo Urbain Sherbrooke et cycliste de longue date, Fabien Burnotte note que les pistes cyclables à Sherbrooke ont jusqu’ici surtout été pensées en fonction du cyclisme récréatif.

Je fais quatre kilomètres pour aller au boulot. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est inutilement dangereux, car les pistes cyclables sont toutes morcelées, il manque un réseau cohérent.

Fabien Burnotte

M. Burnotte remarque que des élus sont à l’écoute, mais que les changements semblent bloquer au niveau de l’appareil municipal, qui insiste par exemple pour fermer les pistes cyclables l’hiver et retirer les bollards qui protègent les cyclistes. « De plus en plus de gens font du déplacement actif, mais on nous met des bâtons dans les roues à tous les détours. »

Genou fracturé

Après avoir repris connaissance étendue sur l’asphalte, Sarah, la mère de famille qui s’est fait happer au matin du 16 décembre, a été transportée à l’hôpital en ambulance. Elle a appris qu’elle souffrait d’une contusion au visage et d’une fracture du genou droit.

« J’ai été chanceuse dans ma malchance parce que l’homme conduisait une voiture. Si ç’avait été un VUS, je ne sais pas dans quel état je serais », dit Sarah, qui veut garder l’anonymat pour ne pas associer son nom à cet épisode triste de sa vie.

Opérée au genou, elle a passé cinq jours à l’hôpital avant de rentrer chez elle. Dans sa convalescence, elle marche avec un déambulateur et a besoin d’une aide médicale pour sortir de chez elle, ce qu’elle trouve difficile.

« Moi, je suis une personne active. Là, je ne peux même plus aller faire l’épicerie. »

Depuis des années, Sarah et ses voisins demandent à la Ville un meilleur éclairage de leur quartier, de même que des trottoirs. Mais rien n’a été fait jusqu’ici.

« Il y a beaucoup d’enfants qui marchent pour aller à l’école, et ce n’est vraiment pas sécuritaire », dit-elle.

Une stratégie globale pour mieux partager l’espace

Élue en 2021, la nouvelle administration municipale de Sherbrooke se dit préoccupée par la question de la sécurité des transports actifs. Évelyne Beaudin, la jeune mairesse, a promis d’améliorer la sécurité des piétons et des cyclistes.

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À Sherbrooke, la voie publique n’est pas adaptée à la marche ou au vélo, concède Caroline Gravel, directrice du service des infrastructures urbaines de la Ville.

L’ingénieure Caroline Gravel, directrice du service des infrastructures urbaines de Sherbrooke, note que les citoyens ont raison de constater que la voie publique n’est pas adaptée à la marche ou au vélo.

« À Sherbrooke comme ailleurs en Amérique du Nord, les rues ont été conçues pour le “tout à l’auto”, dit-elle. Tout autre usager utilisant nos rues était complètement exclu. »

À titre d’exemple, un enfant de 12 ans qui voudrait rouler deux kilomètres à vélo pour se rendre à la bibliothèque municipale Éva-Senécal, au centre de Sherbrooke, « mettrait sa vie en danger », concède l’ingénieure civile.

L’an dernier, les élus ont adopté une stratégie globale d’apaisement de la circulation, qui vise les zones scolaires, les résidences pour personnes âgées (RPA) et les centres de la petite enfance (CPE), les entrées de parc et les rues locales.

« Essentiellement, la stratégie va enlever de l’espace qui avait autrefois été donné aux véhicules, pour le redonner aux autres usagers », dit Mme Gravel, ajoutant que lors d’une réparation de la rue, les voies de circulation sont réduites, et l’espace récupéré sert au transport actif ou à la verdure.

L’un des problèmes souvent soulevés à Sherbrooke est la limite de vitesse, qui est de 50 km/h dans les quartiers résidentiels. La Ville n’a pas jusqu’ici voulu réduire la limite en l’absence de changements physiques de la rue, mais a plutôt lancé l’été dernier une campagne de sensibilisation où des résidants peuvent installer des affichettes 40 km/h sur leur terrain.

Multiplier les mesures

Marie-Soleil Cloutier, professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et directrice du Laboratoire Piétons et Espace urbain, dit comprendre l’hésitation de Sherbrooke à réduire la vitesse si ce n’est pas accompagné d’un changement de configuration.

« Seulement changer les pancartes de limite de vitesse n’est pas toujours efficace sans autre intervention, mais nous avons tout de même observé des réductions de vitesse pratiquées dans nos travaux sur des routes du MTQ [ministère des Transports du Québec] qui avaient changé seulement de pancarte. Par contre, la vitesse moyenne demeurait parfois au-dessus de la limite affichée, donc ce n’est certainement pas assez comme intervention, mais ce n’est pas une raison pour ne pas le faire en attendant de faire plus », dit-elle.

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Un des éléments de la stratégie globale adoptée par la Ville vise à redonner de l’espace au transport actif ou à la verdure lors d’une réparation de rue, explique l’ingénieure civile Caroline Gravel, directrice du service des infrastructures urbaines de Sherbrooke.

Caroline Gravel note que la Ville de Sherbrooke et l’Union des municipalités du Québec demandent au ministère des Transports de modifier le Code de la sécurité routière pour que la vitesse maximale dans les rues résidentielles passe de 50 km/h à 40 km/h.

« Donc toutes les villes du Québec pourraient profiter de cet effet-là, à coût nul », dit-elle.

Aux citoyens qui aimeraient voir davantage de changements concrets dans les rues de Sherbrooke, Mme Gravel rétorque que le service des infrastructures urbaines prend des initiatives et propose des solutions adaptées au cadre réglementaire imposé par le MTQ.

« Il faut des budgets aussi, dit-elle. On a beau mettre toutes les politiques en place, toutes les stratégies en place, si les budgets ne viennent pas, les services ne pourront rien faire. »