(Ottawa) Le recours historique à la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin au « convoi de la liberté » en 2022 n’était pas justifié et contrevenait à la Charte canadienne des droits et libertés, selon un jugement rendu mardi par la Cour fédérale. Le gouvernement a déjà indiqué qu’il porterait la décision en appel.

C’est la première fois qu’un tribunal trace la ligne puisque cette mesure législative, adoptée en 1988 pour remplacer la Loi sur les mesures de guerre, n’avait jamais été utilisée auparavant. Ce jugement tranche avec les conclusions de la commission Rouleau, qui avait donné raison « à contrecœur » au gouvernement Trudeau il y a près d’un an.

« Ça doit être une mesure de dernier recours pour le gouvernement », estime l’avocate Ewa Krajewska, qui a plaidé pour l’Association canadienne des libertés civiles dans cette cause. L’organisme fait partie des groupes qui avaient contesté le recours à cette loi d’exception en février 2022.

« Ce n’est pas quelque chose qu’on invoque parce que c’est plus pratique, plus facile ou plus rapide, ajoute-t-elle. Il faut qu’il y ait une preuve objective que c’est une crise nationale qui menace la sécurité du Canada. »

Et le gouvernement n’a pas réussi à en faire la démonstration, selon le juge Richard Mosley. Il a toutefois admis qu’il tendait à croire que le recours à la Loi sur les mesures d’urgence était raisonnable avant d’entendre les arguments de toutes les parties.

Le décret avait mené à la suspension de certaines libertés civiles, interdisant les rassemblements publics ; il donnait également des pouvoirs supplémentaires aux corps policiers et avait permis le gel des comptes bancaires des manifestants.

Pas de menace à la sécurité nationale

Le juge conclut que le « convoi de la liberté » ne constituait pas une menace à la sécurité nationale même si d’autres manifestants avaient commencé à bloquer des postes frontaliers ailleurs au pays et le pont Ambassador à Windsor, un corridor critique pour les échanges commerciaux entre le Canada et les États-Unis.

Bien que ces évènements soient tous préoccupants, la preuve ne permet pas de conclure que le convoi avait créé une situation critique, urgente et temporaire de portée nationale et qui ne pouvait pas être réglée efficacement avec toute autre loi du Canada.

Le juge Richard Mosley

Le juge note que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) avait mis fin au blocage de Coutts, en Alberta, après la découverte d’une importante cache d’armes et que la Sûreté du Québec s’était également occupée des manifestations sur son territoire. Il n’y a qu’à Ottawa que la police locale était incapable de gérer la situation.

Le juge Richard Mosley reconnaît que ces manifestations ont nui à l’économie canadienne, mais il ajoute que cela ne constituait pas « une menace ou l’usage de violence grave contre des personnes ou des propriétés ».

Selon la loi, les activités qui constituent une menace à la sécurité nationale sont par exemple l’espionnage ou le sabotage, l’ingérence étrangère, l’usage de violence grave ou les actions visant à renverser le gouvernement. Il est précisé que cette définition ne s’applique pas aux manifestations licites.

Le magistrat estime également que le gouvernement a contrevenu à la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression et au droit à la protection contre les saisies abusives garantis par la Charte en permettant le gel des comptes bancaires des manifestants à la grandeur du pays sans autorisation judiciaire alors qu’il aurait pu prendre des mesures moins invasives. Elles auraient pu, par exemple, « être limitées à l’Ontario qui était confronté à la situation la plus difficile ».

Le sénateur Claude Carignan, qui fait partie du comité mixte de la Chambre des communes et du Sénat mis sur pied pour évaluer le recours à la Loi sur les mesures d’urgence, n’est pas étonné. « C’était évident pour moi que ça ne respectait pas les critères pour déclencher la Loi sur les mesures d’urgence, a-t-il commenté en entrevue. On l’a constaté dès le début. »

Toujours convaincus

« On a pris une décision difficile. On a pris une décision sérieuse, grave, mais on était convaincus sur le moment qu’on prenait la bonne décision », a réagi la vice-première ministre et ministre des Finances, Chrystia Freeland, peu après que le jugement a été rendu public.

On continue aujourd’hui d’être convaincus qu’on a pris la bonne décision.

Chrystia Freeland, vice-première ministre et ministre des Finances

PHOTO CHRISTINNE MUSCHI, LA PRESSE CANADIENNE

La vice-première ministre et ministre des Finances, Chrystia Freeland

Le centre-ville d’Ottawa, près du parlement, était alors paralysé par des centaines et parfois des milliers de camions depuis près de trois semaines sans que la police municipale soit intervenue. D’autres camions bloquaient également le pont Ambassador à Windsor et des postes frontaliers ailleurs au pays, dont celui de Coutts, en Alberta. Les manifestants étaient opposés à la vaccination obligatoire pour les camionneurs et aux autres mesures sanitaires imposées durant la pandémie de COVID-19.

« On se rappelle nos discussions avec l’administration américaine quant à la sécurité nationale et économique qui était menacée », a évoqué le ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, lors d’une mêlée de presse en marge de la retraite du Conseil des ministres.

« Et moi, je me rappelle très bien quand les services de renseignement et de police nous ont informés qu’à Coutts, en Alberta, ils avaient découvert deux bombes artisanales, 36 000 munitions ; et en même temps, ils ont déposé des accusations aussi sérieuses que complot pour meurtre », a-t-il ajouté.

Or, le juge Richard Mosley écrit que le potentiel qu’un acte de violence grave soit commis n’était pas suffisant élevées pour que l’on ait recours à la Loi sur les mesures d’urgence. Il note qu’il « n’y avait aucune preuve d’une “cellule endurcie” similaire ailleurs au pays, seulement des spéculations », et que « la situation à Coutts avait été résolue sans violence ».

Les manifestants avaient commencé à quitter les lieux après l’intervention de la GRC la veille du décret permettant le recours à la loi.

Le premier ministre Justin Trudeau a affirmé à l’époque avoir l’obligation d’utiliser cette « mesure exceptionnelle » pour rétablir l’ordre, préserver la confiance des Canadiens envers leurs institutions et protéger la réputation du Canada auprès de ses alliés comme étant un pays où la primauté du droit est respectée.

Avec la collaboration de Joël-Denis Bellavance, La Presse

Ils ont dit

La décision d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence était injustifiée dès le départ. Trudeau a provoqué cette crise en divisant les gens. Il a ensuite violé les droits de la Charte pour réprimer illégalement les citoyens canadiens.

Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur du Canada

Si le premier ministre, au lieu de faire de la politique avec cette crise sociale majeure, était intervenu plus vite, notamment en ouvrant peut-être un dialogue, mais surtout en donnant à la police d’Ottawa les effectifs supplémentaires qu’elle avait demandés, on ne se serait pas rendu là.

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois

C’était difficile d’appuyer les mesures d’urgence, mais on a pris cette décision pour aider le pays dans cette situation.

Jagmeet Singh, chef du Nouveau Parti démocratique

Le recours inutile à la Loi sur les mesures d’urgence a créé un dangereux précédent et si le gouvernement fédéral ne le reconnaît pas, l’Alberta continuera de défendre les droits garantis par la Charte des Albertains et de tous les Canadiens.

Danielle Smith, première ministre de l’Alberta

L’histoire jusqu’ici

28 janvier 2022

Début du « convoi de la liberté » à Ottawa

14 février 2022

Le gouvernement Trudeau invoque la Loi sur les mesures d’urgence.

23 février 2022

Le gouvernement met fin à l’état d’urgence, quelques jours après une vaste opération policière pour mettre fin à l’occupation du centre-ville.

18 février 2023

La commission Rouleau conclut que le gouvernement avait raison de déclarer l’état d’urgence face à cette situation.