La ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, a eu une rencontre officielle avec une lobbyiste qui est aussi sa partenaire dans une entreprise immobilière. Interrogée par La Presse, la ministre assure n’avoir « absolument rien à se reprocher » et affirme qu’elle « referait la même chose ».

Annie Lemieux, actionnaire de plusieurs entreprises actives dans l’immobilier, s’est enregistrée comme lobbyiste pour intervenir auprès de la ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, un mois après son entrée en fonction l’automne dernier. Les deux femmes sont partenaires d’affaires dans trois sociétés.

France-Élaine Duranceau et Annie Lemieux, présidente du groupe immobilier LS4, se sont notamment associées pour réaliser une opération d’achat-revente – un « flip » immobilier, activité tout à fait légale – dans La Petite-Patrie à Montréal.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE LSR GESDEV

Annie Lemieux

Avec d’autres partenaires, elles ont fait rénover un duplex de l’avenue De Chateaubriand acquis au coût de 517 000 $ pour y aménager cinq logements en copropriété, avant de les revendre pour un total de plus de 3 millions. Le dernier de ces condos a été vendu en juin 2022, selon le registre foncier.

C’est exactement à cette date qu’a débuté un mandat de lobbyisme d’Annie Lemieux pour son entreprise Groupe LS4 auprès de la ministre France-Élaine Duranceau et de la ministre responsable des Aînés, Sonia Bélanger. Description du mandat, d’abord rapportée publiquement par le site d’information Pivot jeudi après-midi : « échange[r] sur les orientations gouvernementales en matière d’habitation et d’hébergement des aînés au Québec et le rôle des entreprises privées en la matière ». Selon le registre de Lobbyisme Québec, la prise de contact devait viser certaines « modifications au Code civil du Québec ».

Une rencontre a eu lieu par visioconférence avec Mmes Duranceau et Bélanger le 5 décembre, dit Annie Lemieux, que La Presse avait jointe dès jeudi matin. Selon la femme d’affaires, elle s’est tenue à la demande du président du conseil d’administration de son entreprise, Michel Clair, ex-ministre et président de la commission Clair sur le système de santé. Il souhaitait rencontrer les ministres responsables des dossiers de l’habitation pour les aînés.

Annie Lemieux s’est donc inscrite au registre des lobbyistes et a pris contact avec la ministre responsable des Aînés, Sonia Bélanger, ainsi qu’avec Mme Duranceau à l’Habitation.

Les entreprises d’Annie Lemieux investissent dans des immeubles de condos, des projets locatifs, des terrains et des résidences pour personnes âgées.

« J’ai croisé France-Élaine et j’ai dit : « Connais-tu Michel ? Voudrais-tu le rencontrer ? », raconte-t-elle. On s’est rendus disponibles et on leur a présenté un petit document de cinq initiatives pour favoriser la construction d’unités pour personnes âgées. »

Un avis du commissaire

La ministre est en fonction depuis le 20 octobre 2022. Au registre des entreprises, elle apparaît comme actionnaire ou administratrice de trois sociétés aux côtés d’Annie Lemieux : NOMI Immobilier ainsi que la société en commandite 5840-5842 Chateaubriand et la société à numéro 9381-9795 Québec inc., toutes deux impliquées dans le projet de La Petite-Patrie.

Ces organisations sont mentionnées dans la déclaration des intérêts personnels 2021-2022 publiée par le Commissaire à l’éthique et à la déontologie. « Le tout a été avalisé et certifié conforme », assure Marie Barrette, directrice des communications de la ministre. Mme Barrette précise que France-Élaine Duranceau « ne détient aucune participation dans des immeubles locatifs ».

Le Commissaire, qui a fourni un avis confidentiel à la ministre, indique à La Presse qu’il « ne peut pas commenter de cas particulier ». « Seule la personne qui reçoit un avis peut le rendre public », écrit une porte-parole par courriel.

Toujours partenaires

Selon Annie Lemieux, le projet de conversion immobilière de l’avenue De Chateaubriand est bel et bien terminé, mais la société en commandite qui l’a réalisé, où elle demeure partenaire avec la ministre Duranceau, continue d’exister à cause d’un litige en cours.

Selon les documents judiciaires qu’a consultés La Presse, la Ville de Montréal a fait interrompre le projet en 2020 parce que les permis obtenus ne correspondaient pas au projet. Des litiges se sont ensuivis et ne sont toujours pas terminés avec l’architecte responsable du projet et la municipalité.

Moi aussi, j’aimerais ça que ce soit fini. Il y a un litige qui devait se régler au printemps, mais c’est reporté quelque part au mois d’août. Ça n’a aucun rapport avec les projets de location. C’est de la vente d’unités.

Annie Lemieux, en entretien téléphonique avec La Presse

En entretien avec La Presse, la ministre assure qu’elle n’a « rien à se reprocher » et qu’elle referait « la même chose » si l’occasion se présentait.

Amies de longue date

« Annie et moi sommes des amies de longue date. On s’est rencontrées à travers la Fondation Sainte-Justine, on a des discussions sur comment on peut faire évoluer la société, comment on peut améliorer les choses, c’est la raison pour laquelle je suis en politique aujourd’hui, dit Mme Duranceau. Moi, je veux contribuer, je veux améliorer les choses, et c’était l’objet de cette rencontre-là, qui a été faite dans les règles de l’art. »

Annie Lemieux n’y voit aucun conflit d’intérêts non plus. « Ça fait 20 ans que je la connais, France-Élaine, je n’arrêterai pas de la connaître aujourd’hui. Ça ne changera pas. Les activités et les projets qu’on avait ensemble sont terminés. On ne pouvait pas effacer le passé. Elle est tombée dans l’habitation et je travaille dans l’habitation. C’est une série de hasards. »

Une petite gêne

Annie Lemieux dit ne pas regretter sa rencontre avec sa partenaire d’affaires. « Aujourd’hui, je travaille pour contribuer à la société. C’est ça qui m’anime. Et je trouve qu’il y a des choses qui pourraient être faites pour améliorer l’hébergement des aînés. »

Elle convient toutefois que sa relation avec la ministre impose une certaine prudence. « Je ne serais pas à l’aise de rencontrer la ministre pour lui proposer de subventionner un nouveau projet de logements abordables que j’ai l’intention de faire. Je vais passer par quelqu’un d’autre pour arriver à mes fins. »

Dans un communiqué publié le 9 juin, le Regroupement québécois des résidences pour aînés a « salué le courage » de la ministre pour le dépôt du projet de loi 31 en matière d’habitation, tandis que le Réseau FADOQ, représentant les aînés, juge que ce dernier « rate la cible ».

Avant d’être nommée ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau était courtière immobilière au sein de l’agence Cushman & Wakefield, dont elle a aussi été vice-présidente. La ministre a aussi assuré la vice-présidence, groupe des capitaux privés, chez Colliers International, qui se décrit comme le « leader mondial de services immobiliers et de gestion d’investissements ».

Avec Louis-Samuel Perron

Une version antérieure de ce texte indiquait que la Société en commandite 5840-5842 Chateaubriand avait vendu son dernier condo en novembre 2022. Elle l’a plutôt fait en juin 2022. Nos excuses.