Comme l’été dernier, 13 de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Cette année, notre polar nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

André « Moose » Dupont a marqué au milieu de la deuxième période, pour donner les devants aux Flyers. Gérald Bling s’est demandé si la sauterie chez Robert Lépine ne serait pas reportée. C’était compter sans Guy Lafleur, qui a inscrit son septième but des séries avant de préparer celui de Pete Mahovlich, une 19Coupe Stanley à la clé. « C’est des Coupes en ta... », comme dirait Moose Dupont.

Bling a rangé le Jerrold – la technologie dernier cri à Outremont – pendant que la foule du Spectrum de Philadelphie ovationnait les joueurs du Canadien. Il n’aurait pas le temps de s’ennuyer de la voix d’ex-crooner de René Lecavalier, a-t-il pensé, puisqu’il serait le chef d’antenne des Jeux olympiques pendant l’été.

Bling était content pour Scotty Bowman et ses joueurs, mais il était surtout heureux de retrouver sa belle Carmen. Bling en avait connu, des femmes – il en avait épousé trois –, mais aucune plus sexy que Carmen Courtois. Elle était sensuelle comme Sylvia Kristel dans Emmanuelle. C’est Richard Lajeunesse qui lui avait présenté Carmen, au début de l’année, et il était devenu un de ses clients « réguliers ».

« Tu vas où comme ça ? lui a demandé Anita, sur un ton faussement réprobateur.

– Je sors !

– Où ça ? »

Bling a claqué la porte sans prendre la peine de répondre. Anita savait très bien où il allait. Et comment sa soirée devait se terminer...

La Ford LTD a démarré en trombe en direction de l’avenue du Parc avant de s’engager à pleine vitesse dans le tentaculaire échangeur des Pins. Carmen l’attendait de pied ferme à destination : au chic Westmount Square, où elle louait un appartement depuis peu. Carmen souhaitait faire mentir ceux qui prétendent que la classe, ça ne s’achète pas, en se payant du Ludwig Mies van der Rohe.

« Y était temps, câlice ! », a maugréé Carmen, bourrue, en voyant Bling se garer sur l’avenue Greene, près des studios de CHOM FM.

Qu’est-ce qu’elle était belle dans ses shorts en polyester doré, ses sandales à talons en suède rouge et sa blouse nouée en dentelle diaphane, pensa Bling, qui ne s’y connaissait pourtant pas en textiles.

« La game vient juste d’achever ! s’est-il défendu sans conviction.

– Sainte-Rose, c’est pas à côté, Gerry ! Y restera plus rien à manger pis j’ai faim en tabarnak !

– Prends ton gaz égal, minou ! Bob dit qu’y a des huîtres florentines pis des coquilles Saint-Jacques pour une armée. Y a même commandé des crevettes au Pernod du Petit-Havre, dans le Vieux. »

Bling avait pris sa voix de velours chatoyant, mais Carmen n’était pas dupe. Bling était une brute. Il n’avait jamais levé la main sur elle, mais il en était bien capable.

Chez Robert Lépine, la soirée était bien entamée. Sur la table basse, entre les assiettes de crustacés, des verres de crème de menthe blanche avaient tracé des cercles dans le restant de poudre, blanche elle aussi. On était bras dessus, bras dessous – et plus si affinités –, sur l’immense sofa en cuir.

Autour de la piscine, des hommes en complet bleu ciel, vert lime ou orange Julep regardaient danser des filles en bikini fleuri ou en tenue de bain de minuit. « Qu’est-ce qu’il te faut pour monter, monter, monter plus haut ? Aimes-tu la vie comme moi ? » chantait Boule Noire. Carmen a esquissé un semblant de sourire pour elle-même.

« Hé, mon Gerry ! Comment est-ce qu’y va mon politicien préféré ? Viens icitte que je te présente Bambi. C’est ben ça ton petit nom, Bambi ? »

Giorgio Chinaglia était un habitué des soirées organisées par Richard Lajeunesse. Lajeunesse lui présentait des actrices de séries B ; en contrepartie, Chinaglia investissait dans ses films. Lajeunesse n’était pas Antonioni, mais il proposait, à défaut d’une vision artistique, une manière créative de blanchir de l’argent. Chinaglia était devenu en quelque sorte le mécène des films de fesses québécois, dont quelques nanars mettant en vedette la sculpturale Carmen Courtois.

« Toi, t’es mon deuxième Giorgio Chinaglia préféré ! », a répondu Bling, en faisant allusion à son homonyme, la nouvelle sensation du soccer nord-américain, qui venait de rejoindre Pelé au Cosmos de New York. Puis Bling s’est vanté d’avoir rencontré la star italienne au Studio 54, dans une soirée où l’avait traîné Anita. Dans une salle VIP, il avait croisé David Bowie et Andy Warhol en pleine discussion avec Margaret Trudeau, Diane von Fürstenberg et Pierre Cardin.

Quel frais chié, a pensé Chinaglia-de-Rivière-des-Prairies. Comme tout le monde, à la possible exception de sa mère, il détestait Gérald Bling. Il se serait volontiers passé de ce rompicoglioni. Mais un contact si privilégié à l’hôtel de ville n’avait pas de prix. Et le prix, c’est ce qui intéressait par-dessus tout Chinaglia.

Il était plus de 2 h lorsque, d’un clin d’œil suggestif, Carmen a fait signe à Bling qu’il était temps de partir. « On va faire un détour par le chantier. J’ai une surprise pour toi, mon cochon... » Bling a saisi un Kik Cola dans le frigo, pour la route. Sur la 15, le Carrefour Laval, flambant neuf, annonçait un nouveau concept : un Steinberg et un Miracle Mart sous le même toit. On n’arrête pas le progrès, pensa Bling.

« Tu t’arrêtes ici pis tu laisses le moteur tourner, mon cochon. On va aller se promener. »

Ils venaient d’arriver en bordure du chantier du Stade. Carmen avait sorti de son sac un Beretta 70 et le pointait vers Bling. Il a pensé qu’il s’agissait d’un jeu de rôles de domination sexuelle. Carmen campait justement une « Dominatrix » dans Autant en emporte le gland, une production de qualité qu’il avait vue récemment au Beaver, avenue du Parc.

Carmen lui parlait avec le ton menaçant de Robert De Niro dans Taxi Driver mais était habillée comme Jodie Foster. Bling, ce cochon, était émoustillé. Ce n’est qu’arrivé tout en haut de la grue, le souffle court et en sueur, qu’il a compris qu’il n’allait pas sauter Carmen, avec une vue sur le fleuve et le centre-ville. C’est Carmen qui allait le faire sauter.

Il a saisi son bras en tentant de s’emparer du Beretta. Carmen a réussi à se dégager de son emprise, mais Bling l’a frappée au visage et la grue s’est mise à valser dans la nuit. Carmen s’est accrochée au garde-corps, a repris ses esprits et a appuyé sur la détente. En perdant pied, Bling l’a entendue vociférer : « Tu frapperas plus jamais une femme, mon tabarnak ! »

Normand Rouleau attendait le coup de feu comme un signal. Le corps de Bling a provoqué un bruit sourd en atterrissant dans l’immense benne de son camion semi-remorque. Normand a démarré, évitant de justesse à la sortie du stade un hurluberlu en souliers Patof.

À 3 h 15, Carmen survolait déjà Saint-Jérôme dans l’hélicoptère de Robert Lépine lorsque Anita Bling a reçu un coup de fil, rue Sunset. « C’est fait. The eagle has landed. Et le poisson s’est noyé dans un Courvoisier very special. On va tous leur faire payer ! »

Et puis Manon Ryan a raccroché.

Lisez les autres chapitres du polar estival

Replongez dans l’ambiance de l’époque en écoutant Aimes-tu la vie comme moi de Boule Noire, le choix musical de Marc Cassivi, et découvrez notre liste de lecture de classiques que Baptiste Bombardier aurait sans doute fait jouer à fond la caisse dans sa Pontiac Astre jaune !

Écoutez sur Spotify Écoutez sur Apple Music Écoutez sur YouTube Music

Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.