Comme l’été dernier, 13 de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Voici le dénouement de notre polar qui nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

Well, you could have been anything that you wanted to
And I can tell, the way you do the things you do
The way you do the things you do

La Thunderbird 1966 décapotable, couleur turquoise, se gara devant l’entrée du parc Belmont dans un nuage de poussière, éclairé par la timide lueur du soleil qui se levait. Anita Bling était assise sur un siège de cuir blanc, tenant résolument le volant. Le vieux succès des Temptations jouait à plein tube sur la radio.

« Tu voulais une auto, Manon ? J’ai piqué la préférée de Gérald. Son bébé.

— Ouin, tu n’as pas pris la plus discrète, ma belle », rétorqua Manon Ryan en souriant.

Elle ouvrit la portière de la voiture longue comme un paquebot et large comme une moissonneuse-batteuse.

Elle regarda Anita. Avec ses cheveux roux noués dans un chignon lâche et un sourire éclatant qui lui creusait deux irrésistibles fossettes dans les joues, elle était magnifique.

Manon chaussa ses lunettes fumées et noua un foulard sur sa tête. Déjà que l’auto était voyante, elle allait essayer de faire un peu de camouflage. Car les deux femmes les plus recherchées du Canada étaient, désormais, en cavale.

La veille, quand elle avait fait part de ses plans à Anita, celle-ci avait protesté.

— On ne peut pas abandonner Carmen !

Manon l’avait regardée longuement.

— Anita, Carmen est une police.

— Quoi ?

La belle rousse n’en revenait pas.

— Comment tu l’as su ?

— Je le sais, c’est toutte.

Anita avait les larmes aux yeux. Elle se sentait trahie.

— Faut pas lui en vouloir, Anita.

Anita n’y comprenait rien, mais elle se fiait à Manon. Manon, c’était tout un brain. Cette fille-là était la personne la plus intelligente et perspicace qu’elle avait jamais rencontrée. Aussi, quand Manon lui avait demandé de se procurer rapidement une voiture, elle n’avait fait ni une ni deux. Elle était discrètement retournée chez elle et était repartie au volant de la T-Bird turquoise, non sans faire crisser les pneus dans sa jolie rue tranquille.

Et maintenant, ladite voiture roulait sur le pont Jacques-Cartier. La Rive-Sud était en vue.

— On s’en va où, Manon ?

Manon ouvrit un paquet de Juicy Fruit flambant neuf.

— Vers l’est, ma belle. Vers l’est.

* * *

Carmen Courtois introduisit la clé dans la serrure de son appartement du Westmount Square. Après des heures d’interrogatoires pas toujours subtils, puis de longs échanges entre les hautes autorités du SPCUM et le ministère de la Sécurité publique à Ottawa, les flics montréalais avaient fini par la libérer.

Au moment de tourner la clé, elle se figea. Le tapis qui se trouvait devant la porte d’entrée de son appartement avait été retourné. Quelqu’un avait pénétré chez elle en son absence. Et ce quelqu’un voulait manifestement qu’elle le sache.

Elle sortit son arme de service, puis ouvrit la porte le plus silencieusement possible.

Rien.

Pas un bruit.

Elle fit le tour de l’appartement. Aucun signe d’un cambriolage, personne sur place. Elle stoppa net en arrivant dans la cuisine. Une mallette brune était bien en évidence sur la table. Une enveloppe cachetée à son nom était posée à côté.

Ses jambes flageolèrent. Elle connaissait parfaitement le contenu de cette mallette.

Elle ouvrit la missive.

Chère Carmen,

Bravo, ta couverture était excellente. Je m’y suis laissé prendre pendant de longs mois. Cependant, tu as commis une erreur. Jamais une vraie prostituée, habituée comme tu disais l’être au monde de la rue, ne serait partie du stade sans vérifier qu’on lui donnait réellement un sac de billets de 100 $.

Elle n’aurait jamais remis la Coupe sans avoir pris ne serait-ce que quelques secondes pour vérifier que le portrait sur les billets était bel et bien celui d’un homme – Robert Borden – plutôt que celui d’une femme –notre chère souveraine Élisabeth II.

Quand tu es revenue avec un sac de mauvais billets, j’ai su que cet argent ne t’importait pas réellement. Et que, donc, tu n’étais pas la personne que tu disais être. Et qui pouvais-tu être d’autre qu’une police ?

Tu vas trouver ça étrange, mais même si tu es flic, et que je déteste les flics, j’ai confiance en toi. Malgré ton jeu d’agent double, je sais qu’au plus profond de toi, tu partages notre révolte, à moi, à Anita, et à combien d’autres femmes. Je sais que les saloperies dont cette mallette est bourrée te répugnent autant que moi. La révolte véritable, l’indignation sincère… ces choses-là sont très difficiles à jouer. Mon intuition me dit que tu étais vraie là-dessus. Je te la confie donc, cette mallette, ainsi que son contenu. Fais-en ce que tu voudras.

Je te laisse décider.

Manon

Carmen Courtois envoya la lettre valser sur la table. Elle enfouit son visage dans ses mains et laissa couler les larmes.

* * *

Baptiste Bombardier n’avait jamais mis les pieds dans le bureau du directeur du SPCUM jusqu’à aujourd’hui. Chaises en cuir, boiseries sombres : ça avait de la classe, se dit-il en regardant autour de lui.

Il était attablé dans une salle de réunion avec la totalité des grosses gommes, Cavalier, Jutras, Mercier, et bien sûr l’inévitable Garnotte. Comme il avait fait partie de l’enquête, l’ancien goon Pelchat avait également été convoqué au meeting. Une réunion d’urgence. Il fallait absolument arrêter les deux bonnes femmes qui, avait-on appris, étaient parties Dieu sait où, leur mallette-bombe-atomique dans le coffre de la voiture. Il ne fallait pas merder sur ce coup-là, et surtout pas laisser la place aux fédéraux, qui avaient envahi la métropole pour prendre les choses en main.

— On parle d’une Thunderbird décapotable turquoise, précisa Pelchat. Immatriculée au nom de Gérald Bling.

— Ça sera pas trop dur à spotter, grogna Cavalier. Et quelle direction ont-elles prise ?

— Vers l’est en sortant du pont Jacques-Cartier, répondit Pelchat.

— Mais où c’est qu’elles s’en vont, ces deux folles-là ? s’écria Cavalier.

BB se racla la gorge. Tous les regards se tournèrent vers lui.

— Votre cousine, Bombardier, elle avait des infos ? lança Cavalier.

— Oui, monsieur le directeur. Mais pas vraiment sur la destination de ses deux comparses. Elle avait des infos sur le mobile, monsieur. Manon Ryan… (il hésita) aurait été victime d’agression sexuelle de la part de gens du service, monsieur. Il y a environ un an. Juste avant sa nomination. (Il se racla la gorge de nouveau.) On parle d’un viol collectif, monsieur. Vous comprenez que toute marxiste et féministe qu’elle soit (nouvelle hésitation), cette femme est surtout en mode vengeance. Et comment dire… (il hésita longuement) on la comprend.

À sa grande surprise, BB vit Pelchat blêmir à l’autre bout de la table. Son collègue policier avait les poings serrés. Tout son langage corporel était clair : il était dans une colère noire, décoda Bombardier. De la part d’un ancien goon, ça ne laissait présager rien de bon.

— Bombardier, les affaires de cul du service n’ont rien à voir dans tout ça. On parle d’une terroriste marxiste et féministe qui a infiltré le SPCUM, tué quatre hommes, si je compte le cadavre de Chicoine découvert au parc Belmont, et en a capturé deux autres, dont vous, Bombardier, un agent de la paix ! En plus, elles ont bien failli réussir à tourner en ridicule les élites politiques du Québec ! tonna Cavalier, les yeux exorbités.

Il avait dû passer plusieurs nuits blanches à freaker en pensant à une démission publique déguisé en Fanfreluche, se dit BB. Il hésita. Il n’allait pas se faire aimer avec sa proposition.

— Et si on lui proposait de se rendre, et de rendre le matériel subtilisé au service, en échange d’une enquête en bonne et due forme sur ceux qui l’ont agressée ?

Silence de mort autour de la table.

— Pas de négociations avec des terroristes, aboya finalement Cavalier, en tapant du poing sur la table. Bombardier, Pelchat, vous me barrez toutes les routes de l’est du Québec. Je veux cette T-Bird garée icitte au plus crisse, et ces deux bonnes femmes en prison !

* * *

Elles étaient parties à l’aube. Le temps que les policiers finissent d’interroger Carmen Courtois, investissent le parc Belmont, découvrent le cadavre de Chicoine, elles étaient déjà loin. Il était 9 h 30 et Rivière-du-Loup était en vue. Manon avait pris le volant.

— On s’en va où, Manon ?

— On s’en va au Mexique, Anita.

— Au Mexique ? Mais comment on va passer la frontière américaine ? On est recherchées partout !

— On va la passer à pied, par un petit chemin de terre qui se rend dans le Maine. C’est à Rivière-Bleue. J’ai un contact qui nous attend là-bas avec un petit bateau. Après notre ride de bateau, on va arriver à Saint Francis, dans le Maine. Y a une voiture qui nous attend là-bas. Après ça, on roule direct vers le Mexique, Anita. On va passer le restant de nos jours sur le bord de la mer !

Anita sourit. Les charmantes fossettes se creusèrent dans ses joues.

— T’as toutte prévu, hein, Manon ? T’as toutte prévu !

Pas toutte, non, se dit Manon en voyant les voitures de la SQ qui bloquaient la 132. Avant le croisement avec la 289. Elle bifurqua vers la droite. Elle allait prendre les petits chemins de campagne. La 185 allait les mener aux States. Plus grosse route, plus dangereux, mais bon. Pas le choix.

Elles s’enfoncèrent dans l’arrière-pays du Témiscouata, de rang en rang, de route rurale en route rurale. Anita scrutait la carte. Après quelques heures, Manon se dit que leur trajet erratique, au gré des barrages policiers qu’il fallait éviter, les avait menées beaucoup trop à l’est.

Et c’est alors qu’elle vit la voiture de la SQ, gyrophares allumés, qui filait à vive allure en leur direction.

— As-tu attaché ta ceinture, Anita ? Je pense qu’on est dans le trouble, dit Manon.

Manon appuya sur l’accélérateur. La T-Bird s’élança. Elle débarqua à 150 km/h sur la 132 à la hauteur de Matane, emboutissant la voiture de la SQ qui barrait la route.

Elles dépassèrent Matane en un clin d’œil. Grosses Roches, Les Méchins, Cap-Chat… Les paysages grandioses et sauvages de la Haute-Gaspésie défilaient sous leurs yeux. Elles étaient toujours poursuivies, et le nombre de voitures de police augmentait au fil des kilomètres. Cap-au-Renard, Marsoui, Ruisseau-à-Rebours… Après Rivière-à-Claude, Manon tourna à droite si sec que les premières voitures de la SQ, qui les suivaient de près, ratèrent le coche.

La voiture turquoise fit une embardée dans le chemin de terre, soulevant un immense nuage de poussière. Il y avait des cahots, des creux et des bosses, mais Manon maintint le rythme. Elle suivait la route de terre à toute allure, ignorant totalement où elle menait. Le chemin de terre finit par aboutir le long d’une falaise. Ça montait en diable. Le moteur de la T-Bird feula quand elle appuya sur l’accélérateur.

Elles débarquèrent à toute allure en haut du promontoire. Quatre voitures de la SQ arrivèrent, encore loin en sens inverse. Manon se positionna droit devant la falaise et stoppa le véhicule.

Les voitures de police, comme mues par des fils invisibles, stoppèrent également. Un policier sortit d’une voiture, armé d’un mégaphone.

— Madame Ryan, ici Julien Pineault, de la SQ. Rendez-vous. Vous n’avez plus de porte de sortie. Coupez le contact et levez vos mains en l’air.

Une nouvelle voiture de la SQ débarqua en trombe. Elle était à peine immobilisée quand Baptiste Bombardier et Michel Pelchat en jaillirent.

Pelchat courut vers Pineault et arracha le mégaphone au policier de la SQ.

— Manon, ici Michel Pelchat. Nous savons ce qui vous est arrivé. C’était inexcusable. C’est grave. Il faut vous rendre. On va discuter.

Sa voix tremblait, nota Manon Ryan avec surprise. L’ancien goon était au bord des larmes. Bombardier s’empara du mégaphone.

— Manon, si vous vous rendez, nous pourrions négocier des conditions en regard de ce que vous avez subi, dit-il d’une voix mal assurée.

Discuter. Négocier des conditions. Le vocabulaire était éloquent, nota Manon avec un petit rire intérieur. Ça ne voulait strictement rien dire. Manon regarda Anita. Anita regarda Manon.

— Allez, Manon. On y va.

— Tu es sûre ?

— En avant.

Manon Ryan écrasa l’accélérateur. La T-bird bondit comme une panthère. En un instant, la voiture s’envola de la falaise de Mont-Saint-Pierre.

Aveuglé par le soleil, BB cligna des yeux.

Pendant un instant, le fleuve chauffé à blanc par le soleil, la voiture turquoise et le ciel sans nuage se confondirent. Bleu. Tout était bleu.

* * *

Devant son pigeonnier, Liliane Jasmin était en état de choc. Une enveloppe jaune, bien épaisse, avait été glissée dans l’espace qui portait son nom, remplissant en totalité ce pigeonnier dont elle avait été si fière en recevant sa permanence au journal. Son nom, à côté de celui de tous les journalistes de La Presse.

Elle avait distraitement ouvert la missive, notant au passage qu’elle n’affichait aucun expéditeur.

Les premiers documents l’avaient laissée interdite. Et plus elle feuilletait, plus s’intensifiait le courant glacé qui descendait le long de son épine dorsale. Elle avait une bombe – en fait, plusieurs bombes, de calibre Hiroshima – entre les mains.

Mais qui avait bien pu lui envoyer ça ? C’était du niveau ultrasecret. Avec preuves écrites, échanges de correspondance, photos, actes notariés et contrats à l’appui.

Elle courut dans la salle, serrant l’enveloppe contre elle. Elle se posta derrière Michel Auger et lui mit la main sur l’épaule. Le journaliste se retourna et la considéra de ses yeux doux, de ces yeux qui avaient pourtant vu, au cours de ses nombreuses années de couverture, tout le mal du monde.

— Michel, va falloir que tu m’aides. On va avoir de l’ouvrage.

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Replongez dans l’ambiance de l’époque en écoutant Live and Let Die des Wings, le choix musical de Katia Gagnon, et découvrez notre liste de lecture de classiques que Baptiste Bombardier aurait sans doute fait jouer à fond la caisse dans sa Pontiac Astre jaune !

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Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.