Comme l’été dernier, 13 de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Cette année, notre polar nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

Liliane Jasmin coupe le moteur de sa Renault 12, stationnée dans l’entrée du modeste chalet de la journaliste Louise Simoneau, l’estivante la plus informée de toute la région de Saint-Colomban, Saint-Canut et Mirabel.

Aucun potin n’échappe à la grande Louise Simoneau, alias Madame Louise, chroniqueuse en pleine ascension à La Presse. Non seulement elle connaît un tas d’anecdotes sur un tas de gens connus, mais encore elle les raconte avec une quantité phénoménale de détails, de sa voix grave et graveleuse.

Louise Simoneau attend la jeune reporter Liliane sur sa galerie avec deux gin tonics. Son fidèle petit chien ronfle à ses pieds. « C’était donc bien long, la petite ! », tonne Louise Simoneau, pas connue pour s’enfarger dans les fleurs du tapis, disons.

Liliane prend une grosse gorgée de son cocktail et manque de s’étouffer. C’est tellement trop fort. Liliane tremble, à la fois intimidée par cette Louise Simoneau, la terreur du journalisme québécois, et galvanisée par ce scoop juteux qui lui pend au bout du nez.

« Madame Louise, vous m’avez dit que Manon Ryan, du SPCUM, se tenait dans le coin, non ? Je la cherche dans l’affaire de la cellule Nike, des meurtres du Stade olympique et du vol de la coupe Stanley. Ça pourrait être gros. Très, très gros. »

L’œil de Madame Louise se met à briller. C’est le signe universel d’une bonne histoire. La chroniqueuse aspire une longue bouffée de sa Mark Ten et en souffle lentement la fumée au visage de Liliane.

« Écoooute ! Manon Ryan a été vue dans la région, mais plus dans le bout de Saint-Canut. C’est ce qu’on raconte au village. Elle se tient avec une jeune insignifiante. Comment qu’elle s’appelle, déjà ? Ah oui, Carmen Courtois, j’pense. Oui, c’est ça, Carmen Courtois. La nièce de Mme Bombardier du rang Alfred. C’est une guidoune, à ce qui paraît, en plus d’être insignifiante.

– OK ! Et c’est où, le rang Alfred ? Je peux y aller à pied à partir d’ici ?

– Ben non, pauvre folle ! Descendez la montée de l’Église. Traversez ensuite la rivière du Nord et, à votre droite, vous ne pouvez pas manquer le rang Alfred. Y a juste une maison dessus pis elle est pas belle tout de suite. Allez, je vous mets à la porte. J’ai des programmes à regarder. »

Liliane Jasmin a facilement repéré la maison abandonnée du rang Alfred. Une vraie dompe, adossée à la rivière crottin de cheval. Personne n’habite ici depuis des années. La vieille boîte aux lettres, qui déborde de cochonneries, indique « famille Bombardier ». Les mauvaises herbes bouffent tous les murs de pierres de la résidence qui ressemble à celle du dernier film d’horreur de Wes Craven.

Un coup, deux coups à la porte d’en avant. Aucune réponse, évidemment. Liliane décide de suivre les traces de pneus qui mènent à la trappe de la cave, derrière la maison. Elle soulève la lourde porte et, oh seigneur Jésus du saint ciel, une odeur pestilentielle l’attaque de façon violente.

Heureusement, les nuages de boucane soufflés par Madame Louise ont rendu l’odorat de Liliane moins sensible. La jeune reporter se couvre la bouche avec son chandail préféré, identique à celui porté par Farrah Fawcett en couverture du magazine People, en réprimant une série de haut-le-cœur.

Au pied du petit escalier de bois, un premier cadavre. Celui d’un colosse vêtu d’un t-shirt de Che Guevara. Liliane s’approche du corps et aperçoit trois étranges marques colorées. Il s’agit de trois ongles cassés, parfaitement manucurés et piqués dans le tissu du t-shirt. Le dernier contact de cet homme a été avec une femme riche et élégante, pense Liliane.

À côté du colosse, Liliane reconnaît tout de suite le deuxième mort. Elle a vu sa photo très souvent dans La Presse. C’est Gérald Bling, le numéro deux de la Ville de Montréal et chef du comité exécutif.

Le rythme cardiaque de Liliane s’accélère. Son scoop, elle le tient. Elle s’imagine déjà à la une du journal du lendemain et faire le tour des stations de radio. Pendant une fraction de seconde, Liliane songe à sortir de cette cave aux horreurs pour alerter la police.

Mais non. Les flics la chasseraient de la scène de crime et Liliane n’a pas fini d’explorer ce sous-sol glauque, qui empeste la mort et qui la rend nauséeuse.

Tout au fond, sur une grande table en plastique, Liliane trouve des plans de construction du Stade olympique, des cartes de membre de la FTQ, des cartons d’allumettes du Lime Light, l’organigramme du gouvernement de Robert Bourassa, des livres de Gloria Steinem et de Shirley Chisholm, un vieux manifeste du FLQ. Mais c’est quoi le lien entre tout ça ? se demande la jeune journaliste affectée aux affaires criminelles.

Des bruits sourds provenant de la chambre froide font alors sursauter Liliane. Est-ce un homme qui gémit ? Une chaise qui racle le plancher ? Ou les deux ? C’est comme si quelqu’un tentait de déplacer un gros meuble en forçant très fort.

Le cœur sur le point d’exploser, Liliane s’approche doucement de la porte et, sans trop réfléchir, l’ouvre d’un coup. Ligoté sur une chaise en bois, un homme dans la cinquantaine se tortille, les mains attachées derrière le dos. Un morceau de ruban électrique lui recouvre la bouche et Liliane, au bord de l’évanouissement, l’arrache tel un vieux Band-Aid.

« Non, mais putain, vous étiez où ? Attendez que je rattrape les trois nanas qui m’ont fait ça. J’vous jure, ça ne sera pas joli pour ces poufiasses. Vous connaissez Anita Bling, Manon Ryan et Carmen Courtois ? »

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Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.