Comme l’été dernier, 13 de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Cette année, notre polar nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

Au volant de sa Pontiac Astre, Baptiste Bombardier sent le sommet de sa boule blonde frotter contre le plafond de l’habitacle, et ça l’énerve. « Il serait temps que je change de coiffure », songe-t-il en s’engageant dans le parking de la prison de Parthenais.

Pour l’heure, Bombardier a plus urgent à faire : trouver le moyen de confesser Carmen Courtois. Il devra jouer de finesse. Sa cousine est la seule qui puisse lui dire où se terrent les deux autres furies qui menacent de faire tomber tout ce que la province compte d’élites et de puissants.

Bombardier coupe le contact. Quelque chose ne colle pas, se dit-il. Quelque chose lui échappe. Mais quoi ?

Enfant, il s’entendait si bien avec Carmen. Sa cousine n’était pas juste belle, elle était brillante. Et bourrée d’ambition. Comment avait-elle pu tomber si bas ?

Bombardier s’engouffre dans l’édifice Parthenais. Il s’attend à trouver sa cousine terrifiée. Vulnérable. Comme la dernière fois, quand elle l’a supplié de la délivrer. Il revoit son corps gracile secoué par les sanglots.

Il se prépare à jouer le good cop, le mâle protecteur et compatissant. Ça ne lui déplaît pas du tout. Il presse le pas jusqu’à la salle d’interrogatoire.

Il ouvre avec trop d’enthousiasme la porte blindée… et se fige aussitôt devant la femme qui le foudroie du regard.

« T’en as mis, du temps. »

* * *

Décontenancé, Bombardier s’assoit à la table d’interrogatoire. Il se racle la gorge et se met à bredouiller : « Je… je ne comprends pas, cousine. T’avais plein de potentiel pis la première chose que j’apprends, c’est que t’es rendue à jouer dans des films de cul… »

Carmen lève les yeux au ciel pendant que Baptiste poursuit son sermon. « Après ça, j’apprends que la porno, la drogue pis toutes ces niaiseries-là, c’était juste une couverture parce qu’en fin de compte, t’es une marxiste enragée ?

– Pas une marxiste. Une trotskyste.

– Euh… c’est quoi, la différence ?

– Ah, laisse faire… »

Un ange passe. Carmen se penche au-dessus de la table et plante son regard dans celui de son cousin. « De toute façon, ça aussi, c’était une couverture… »

Baptiste la dévisage, interloqué. Fière de son effet, Carmen esquisse un sourire. « Tu te rappelles, dans le temps, quand on jouait aux flics ? Tu voulais toujours refaire James Bond pis moi, ça me faisait chier de jouer à la Bond girl. Je voulais participer à l’enquête, comme la fille de Chapeau melon et bottes de cuir…

– Oui, je m’en souviens, mais qu’est-ce… qu’est-ce que tu essaies de me dire, Carmen ?

– Je suis flic, Baptiste ! »

Bombardier éclate de rire. « Ben voyons donc ! Tu penses que je vais te croire ?!?

– Au service de Sa Majesté… Sans blague, cousin. Je travaille pour une agence ultrasecrète. Personne n’est au courant, même pas tes boss. Tu n’imagines pas tout ce que j’ai fait pour brouiller les pistes. Les films, la drogue, les soirées au Lime Light…

– Ben voyons donc ! Ben voyons donc…

– J’avais enfin réussi à infiltrer la cellule Nike. J’étais allée jusqu’à coucher avec Anita Bling pour gagner sa confiance. Je touchais au but, Baptiste ! J’étais sur le point de les arrêter, mais y a fallu que tu t’en mêles… T’as tout fait dérailler ! Tout ! »

Carmen se crispe. Son regard redevient dur. Bombardier tente de protester, mais aucun son ne sort de sa bouche. Sa cousine, elle, semble intarissable. Ses mots déboulent et s’entrechoquent, comme si elle les avait retenus trop longtemps.

« Manon Ryan. On avait découvert ses plans. On savait qu’elle s’était engagée dans la police pour détruire le système de l’intérieur.

– Qui ça, “on” ?

– Je ne peux pas te le dire. C’était tellement explosif, il fallait garder ça top secret. Éliminer la menace dans la plus grande discrétion. Même Cavalier, le chef du SPCUM, n’était pas au courant. Quand il a nommé Manon cheffe des renseignements criminels, j’te dis pas comment on a capoté…

– Mais, mais… qui ça, “on” ?

– Je suivais Manon depuis longtemps. Je l’ai surveillée pendant des centaines d’heures. Je l’avais en filature, l’été passé, quand elle a été droguée et violée dans l’arrière-boutique d’un bar par ses propres collègues… NOS collègues, Baptiste… »

Les yeux de Carmen s’emplissent de larmes. Elle poursuit d’une voix blanche :

« Des fois, j’te jure, je ne sais plus qui sont les bons et qui sont les méchants de l’histoire. Toi, t’es là à pourchasser deux filles parce qu’il faut absolument les empêcher d’éclabousser des politiciens corrompus, alors que nos collègues, nos frères d’armes…

– T’as l’air d’oublier qu’il y a trois corps à la morgue… »

Carmen fait mine de ne pas l’avoir entendu. Elle essuie ses joues d’un geste rageur.

« J’ai suivi les flics sur le mont Royal. Je les ai vus larguer Manon comme une poche de patates et crisser leur camp. Elle était pleine de bleus. C’était dégueulasse, mais ça m’a fourni l’excuse parfaite pour activer le plan d’infiltration. J’ai fait semblant d’avoir été agressée, moi aussi. Et puis Anita a croisé notre route. C’était un pur hasard. Elle était en panique, son mari venait de lui foutre une raclée…

– Elle a tué son mari ?

– Anita, elle a été entraînée là-dedans… Ce n’est pas de sa faute… Ce n’est pas elle qui…

– C’est qui, d’abord ? Qui a tué Gérald Bling ?

– C’est m… c’est Manon. C’est elle, le cerveau de la gang. Manon, elle n’est pas là pour l’argent ou pour la cause. Manon, elle est là pour une seule chose : la vengeance. »

* * *

Au parc Belmont, Manon Ryan fulmine en regardant Maurice Marteau Chicoine s’éloigner d’un pas lent, de grosses poignées de piasses dans les poches.

Elle ne peut pas le laisser partir comme ça.

Depuis le matin, son nom tourne en boucle à la radio. Chaque fois, on répète qu’elle est l’ennemie publique numéro un au Canada.

Dans une édition spéciale, La Presse rapporte que les cadavres putréfiés de Gérald Bling et de Normand Rouleau ont été retrouvés dans une maison de campagne du rang Alfred, à Saint-Canut.

L’article-choc, signé Liliane Jasmin, ajoute que l’architecte du Stade, Roger Taillibert, a été retrouvé dans cette maison aux horreurs. Le malheureux otage s’en est tiré avec des blessures mineures – les plus graves étant des morsures de chien aux mollets.

Tout petit, le chien. Mais teigneux.

La cellule Nike est grillée. Manon n’a plus rien à perdre. Soit elle se rend à la police, soit ça se termine dans un bain de sang.

Elle balaie la planque du regard. Des accessoires de cirque s’entassent dans un coin. Les cerceaux des acrobates, les hauts-de-forme des magiciens, les sabres des avaleurs de sabres, les boules de cristal des diseuses de bonne aventure.

Manon s’empare d’un sabre et se dirige d’un pas rapide vers Chicoine, qui a presque atteint l’entrée du parc Belmont.

Maurice Marteau Chicoine a à peine le temps de se retourner que sa tête roule dans la poussière.

Ce sera le bain de sang.

Lisez les autres chapitres du polar

Replongez dans l’ambiance de l’époque en écoutant J’entends frapper de Michel Pagliaro, le choix musical d’Isabelle Hachey, et découvrez notre liste de lecture de classiques que Baptiste Bombardier aurait sans doute fait jouer à fond la caisse dans sa Pontiac Astre jaune !

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Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.