Comme l’été dernier, 13 de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Cette année, notre polar nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

Ulrike Meinhof a été trouvée morte le 9 mai 1976, dans sa cellule, à Stuttgart. Un suicide, ont décrété les autorités. Boni n’en croyait pas un mot. Ulrike, la tête pensante de la bande à Baader, n’aurait jamais fait ça. Il en était convaincu.

Normand, une kalachnikov en bandoulière, n’avait pas d’opinion sur la question. Celui qu’on surnommait Salimane s’entraînait avec Boni dans un camp militaire du Yémen. Normand avait rencontré Wilfried Böse, dit Boni, à Paris, à l’été 1975, chez son ami Carlos, alias Le Chacal. Une amie de cœur du terroriste vénézuélien, par ailleurs la cousine de Normand, avait fait les présentations.

Dans cette soirée entre révolutionnaires avinés et unis de tous les pays, Normand avait fraternisé avec Böse, jeune éditeur et libraire d’extrême gauche, qui avait fondé à Francfort un comité de soutien aux Black Panthers ainsi que les Cellules révolutionnaires (Revolutionäre Zellen), groupe de guérilla urbaine lié à la fameuse bande à Baader.

Entre deux verres de Dubonnet, Boni avait raconté à Normand, en exagérant son rôle, comment il avait participé à la logistique de la prise d’otages des Jeux olympiques de Munich, en 1972. Normand était fasciné par la verve de ce comédien amateur, qui parlait avec passion, en gesticulant, de la libération des peuples opprimés. Comme Boni, il était convaincu que les discours restaient creux s’ils ne s’incarnaient pas dans l’action. Il fallait prendre les armes.

Normand était une espèce en voie d’extinction : un felquiste convaincu. Depuis la dissolution du FLQ, il militait chez les marxistes-léninistes d’En lutte ! et méprisait les anciens frères d’armes qui avaient abandonné l’idéal révolutionnaire pour le confort bourgeois du compromis démocratique. Il craignait une victoire du Parti québécois aux prochaines élections. Les dépassements de coûts des Jeux olympiques semblaient sonner le glas de Robert Bourassa. Normand ne voulait pas chanter Demain nous appartient. Il préférait saisir l’avenir de force.

« L’occasion fait le larron ! », lui avait dit Boni, lorsqu’ils s’étaient revus à Paris en juillet 1975. « Les J. O. seront chez toi dans un an. C’est le moment ou jamais de provoquer un coup d’éclat. » Normand n’était pas certain s’il avait dit « éclat » ou « État », avec son français mâtiné d’un fort accent germanique.

Pour tourner le fer dans la plaie, il faut s’attaquer de nouveau à la délégation israélienne, avait ajouté Boni. Un symbole fort, pour témoigner de la solidarité du peuple québécois insoumis au peuple palestinien dépossédé.

Normand savait que ce ne serait pas simple. Quatre ans après l’assassinat de 11 Israéliens à Munich, quelque 100 millions de dollars avaient été investis dans la sécurité des athlètes et des délégations en prévision des Jeux de Montréal. On comptait mobiliser pas moins de 16 000 policiers et soldats.

Dès septembre, de retour à Montréal, Normand s’était fait embaucher comme ouvrier sur le chantier du stade, où il comptait des amis. Les ex-sympathisants felquistes étaient discrets, mais influents. Il y en avait même dans l’administration municipale. Normand n’était pas le seul révolutionnaire à ronger son frein. En quelques mois est née la cellule Nike, bien décidée à s’infiltrer dans une pyramide du Village olympique, au moment opportun, pour une prise d’otages qui ferait le tour de la planète.

Peu avant Noël, Normand a été informé, dans une lettre cryptée en provenance de Francfort-sur-le-Main, qu’une action concertée serait prévue à la veille des Jeux, en Europe et au Québec. Boni l’invitait à le rejoindre au printemps dans un camp d’entraînement du sud du Yémen, où ils pourraient arrimer leurs stratégies.

Dans le désert yéménite, Normand avait retrouvé son ami, les cheveux mi-longs, la barbe du Che, fébrile à l’idée de faire libérer des dizaines de prisonniers politiques, dont Paul Rose et Ulrike Meinhof. Pour Boni, c’était aussi une question d’orgueil. Il se sentait responsable de l’arrestation d’Ulrike. Et il était convaincu que s’il parvenait à faire plier Israël, on cesserait, chez les anciens de la bande à Baader, de le considérer comme un révolutionnaire du dimanche.

Le 9 mai, sur le champ de tir, les yeux de Boni se sont assombris. Son regard s’est voilé de rage. Il faut venger la mort d’Ulrike, a-t-il dit à Normand, qui ne connaissait l’ex-journaliste que de réputation.

Une semaine plus tard, Normand était de retour à Montréal, en liesse après la victoire des Canadiens sur les Broad Street Bullies. Il détestait ce nom, « Les Canadiens », usurpé par les Anglais. Il était bien décidé à profiter des caméras du monde entier, braquées sur les Jeux de Montréal, pour raviver la flamme éteinte du FLQ. Les gars de chantier étaient prêts. Les gars de la Ville aussi.

À deux semaines de l’ouverture des Jeux, le 4 juillet, Boni allait être tué à Entebbe, en Ouganda, pendant l’opération Thunderbolt, après avoir détourné un avion en partance de Tel Aviv, avec à son bord 260 passagers. Il était monté sur le vol d’Air France pendant la correspondance à Athènes, berceau du mouvement olympique.

Mais ça, Normand ne le savait pas encore. Et il n’aurait pas d’opinion sur la question.

Chapitre 5 - L’heure de gloire - Rima Elkouri Lisez les autres chapitres de notre polar estival

Replongez dans l’ambiance de l’époque en écoutant Radioactivity de Kraftwerk, le choix musical de Marc Cassivi et découvrez notre liste de lecture de classiques que Baptiste Bombardier aurait sans doute fait jouer à fond la caisse dans sa Pontiac Astre jaune !

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Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.