Comme l’été dernier, treize de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Cette année, notre polar nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

En entrant au poste, Baptiste Bombardier a saisi l’exemplaire tout frais de La Presse qui se trouvait sur le bureau de son patron. « Les Glorieux sont champions », clamait la manchette, sous une photo de Jacques Lemaire, tout sourire, entouré de fans du Canadien venus accueillir, en pleine nuit, leur équipe à l’aéroport Dorval.

« Depuis 1 h 35 cette nuit, la Coupe Stanley est de retour dans la métropole », écrivait le jeune journaliste Réjean Tremblay. Il racontait comment la fête s’était poursuivie dans l’avion qui a ramené l’équipe à Montréal. « Il l’a, la job, lui ! », s’est dit BB en parcourant l’article de ce journaliste dont il avait remarqué la signature depuis environ un an. Journaliste sportif, c’était le rêve d’enfance de Bombardier. Va savoir pourquoi il avait choisi la police.

S’il avait osé poursuivre son rêve, ce soir de Coupe Stanley, il l’aurait passé à festoyer dans l’avion des Glorieux au lieu de jouer au James Bond des pauvres, le derrière à l’air, dans une grue du Stade olympique. Et il n’aurait pas à subir l’humiliation de raconter à son patron comment il s’était retrouvé dans le rôle peu glorieux de l’enquêteur incompétent dans le fait divers raconté par le journaliste Michel Auger, à la une de l’édition d’après-midi de La Presse. Le titre : « Un homme abattu sur le chantier du stade ».

En lisant l’article, Bombardier avait l’impression que c’est lui, le jeune enquêteur, que l’on abattait en quelques lignes assassines. « Des sources bien informées indiquent que le suspect s’est envolé à bord d’un hélicoptère et que l’on a perdu trace de la victime, bien qu’un enquêteur du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal se trouvait sur les lieux. »

BB s’est versé un café aux airs de jus de chaussettes, en espérant que cela puisse chasser sa honte et son mal de tête. Il a allumé une cigarette et feuilleté le journal en attendant son patron. L’éditorial était consacré à la bataille des gens de l’air, déclenchée après que deux contrôleurs aériens québécois eurent été suspendus sans salaire pour avoir échangé deux phrases en français. Sous le crayon du caricaturiste Girerd, Air Canada était devenue « Air Colonisé ». BB a souri. Son premier sourire depuis qu’il avait vu son suspect s’envoler. « M. Lang vole dans les nuages », titrait-on. Une référence au ministre des Transports, Otto Lang, qui avait commandé une enquête sur Air Canada, qui ne servirait à rien, selon l’éditorialiste. « Ce n’est pas une enquête qui altérera le mépris de certains anglophones du pays. » Qu’est-ce qui est pire ? s’est demandé Bombardier. Un ministre qui vole dans les nuages avec son enquête ou ton suspect et ta réputation qui s’envolent dans les nuages avant même le début de l’enquête ?

Des effluves de cigare se sont mêlés aux volutes et aux questions de Bombardier. Il a levé la tête. Son patron, le commandant Gravel, un colosse moustachu qui roulait ses r comme nul autre dans la métropole, était là, à la porte, son ventre et son odeur de cigare le devançant. « Bombarrdier ! Enfin ! … Le grrrrand enquêteurr que je voulais voirr. » Il avait mis l’accent sur le mot « grand » comme pour le faire sentir bien petit. Et ça marchait. Ce genre de patron ne faisait pas juste rouler ses r. Il aimait faire rouler les têtes. Bombardier avait l’impression qu’il l’avait promu au poste d’enquêteur en dépit de son manque d’expérience juste pour le plaisir de le voir tomber de haut.

— Jeune homme, j’ai lu ta déposition et l’article d’Auger. On dirrait un scénarrio écrit sur la brrosse. Ton suspect, il est où, là ?

Bombardier savait que ce n’était pas une vraie question. Juste une petite séance d’humiliation. Mais il n’avait pas le choix de répondre poliment, lui, la jeune recrue de l’équipe d’enquête qui risquait de se faire éjecter de son poste au moindre faux pas.

— Ben… Le suspect s’est envolé dans les nuages. Je sais pas comment le dire autrement, commandant.

— Envolé dans les nuages… Intérrressant. Et ton jugement, jeune homme, il s’est envolé avec ? Et la victime aussi ?

Bombardier est demeuré muet. Il sentait qu’il rougissait. C’était trop injuste, se disait-il. Aucun des vieux enquêteurs de l’équipe n’aurait eu le courage de faire ce qu’il avait fait cette nuit-là en pourchassant un assassin à ses risques et périls. Certainement pas ce gros Gravel qui lui faisait la leçon d’un air narquois. Ni ce journaliste de La Presse, qui ne saurait jamais ce que c’est de risquer de se faire tirer dessus par un malfaiteur.

Le commandant Gravel a saisi l’exemplaire du journal devant lui, posé à côté d’un cendrier qui débordait. Page 3, il a posé son index boudiné et velu sur un titre en bas de page qui avait échappé à Bombardier. « Les Jeux, cible de terroristes », lisait-on. Une dépêche de l’United Press International à Washington indiquait que, selon des sources américaines bien informées, un vaste éventail de groupes terroristes avaient choisi les Jeux olympiques de Montréal comme une cible de choix pour leurs attaques.

— T’as lu, ça, mon grrrrand enquêteurr ?

— Euh ! Non… Pas encore, commandant.

— Alors tu vas descendrre de ton glorrieux nuage et tu vas me trrouver c’est quoi, ces sourrces bien inforrmées. Si un petit jourrnaliste est au courant, un grrrand enquêteurr comme toi devrrait l’êtrre aussi. »

Bombardier a fait oui de la tête. En se levant, il a renversé la tasse de café posée devant lui. La page 3 s’est imbibée d’un continent mouvant brun-jus-de-chaussettes, comme le tapis du bureau. Le jeune enquêteur, pour se donner un peu de contenance, a replié le journal comme si de rien n’était. Il est sorti du bureau du patron la tête haute, La Presse et sa blessure d’orgueil sous le bras, un filet brunâtre à ses trousses. Déterminé à prouver que son heure de gloire arriverait.

Chapitre 6 - Anita, Carmen, Manon et les autres - Marie-Claude Lortie Lisez les autres chapitres de notre polar estival

Replongez dans l’ambiance des années 1970 en écoutant Shame, Shame, Shame, de Shirley & Company, le choix musical de Rima Elkouri, et découvrez notre liste de lecture de classiques que Baptiste Bombardier aurait sans doute fait jouer à fond la caisse dans sa Pontiac Astre jaune !

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Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.