Comme l’été dernier, 13 de nos journalistes se relaient quotidiennement pendant un mois pour faire progresser une intrigue lancée par Stéphane Laporte. Un exercice ludique inspiré des cadavres exquis des surréalistes. Cette année, notre polar nous ramène en 1976… au moment où tout bascule pour le jeune enquêteur Baptiste Bombardier. Bonne lecture !

Richard Lajeunesse attendait Carmen à la brasserie Papineau en fumant à la chaîne des Sweet Caporal sans filtre entre ses doigts tremblants, jaunis par la nicotine. Il était plus à l’aise dans ses tavernes habituelles de la rue Ontario, mais il n’avait pas le choix, s’il voulait donner rendez-vous à une femme, que d’aller dans ces rares endroits affichant « bienvenue aux dames ». Non mais, où s’en allait le monde ? Entre les maudites féministes qui voulaient à tout prix entrer dans les seules places qui restaient aux mâles pour avoir la paix et l’ostie de maire Drapeau pis ses grands projets qui fermait ses places préférées, comme Le Lion d’or, c’est le fun et la liberté qu’on était en train d’éradiquer. D’accord, c’était souvent des trous, mais c’était SES trous, il avait grandi là-dedans, il connaissait leur faune et on pouvait tout y faire ou presque.

Mais les indépendantistes étaient la vraie bête noire de Richard Lajeunesse, pour lui un ramassis de pouilleux hippies, de terroristes et de communistes qui menaçaient de prendre le pouvoir et de nuire aux affaires. Il s’identifiait de plus en plus à la colère de Robert DeNiro dans Taxi Driver, son nouveau héros – mais il n’irait jamais se raser le coco comme lui, il entretenait soigneusement son long dégradé. Ce serait un rêve de produire un film comme ça, mais à 38 ans, il devait pour l’instant se contenter de séries B s’il voulait faire son chemin dans le monde du cinéma. Il reniflait partout les projets et les scénarios qui pouvaient faire leurs frais et lui servir de tremplin vers la gloire. Il avait entendu parler d’un jeune cinéaste anglophone, Cronen-kekchose, qui devait faire un film sur une épidémie de rage, il y avait aussi le p’tit Jean-Claude Lord qui avait eu l’idée d’une histoire de contamination à grande échelle. La mode était à la peur collective et aux lois martiales (probablement un restant de la crise d’Octobre), mais le public, il en était persuadé, voulait s’amuser et le jeune producteur était plus intéressé par le troisième film de la série Ilsa qui, paraît-il, allait se tourner au Québec avec la superbe Dyanne Thorne.

Richard Lajeunesse voulait du pouvoir, de la célébrité et des starlettes à ses bras. Mais en ce moment, il était dans de beaux draps et il devait absolument parler à Carmen de la soirée de la veille.

– Heille, fais attention !

La brasserie était remplie de gars déjà soûls avant le défilé de la Coupe Stanley, et l’un d’eux venait de renverser sa bière sur son pantalon en fortrelle neuf, lui laissant une trace comme s’il s’était pissé dessus. C’est bien sûr à cet instant-là que Carmen se pointa, sous les sifflements des fêtards et la toune Discobol de Charlebois. Il aurait peut-être dû choisir un restaurant pour passer inaperçu.

Carmen Courtois. Avec sa coupe à la Farrah Fawcett dans Charlie’s Angels et ses jumpsuits moulants ses formes, elle faisait tourner les têtes. Son aplomb, surtout, tenait les hommes en respect. Richard Lajeunesse aimait se faire croire qu’il l’avait sortie des salons de massage, mais Carmen Courtois savait qu’elle ne devait rien à personne. Elle roulait dans sa propre Corvette rouge, payée cash avec ses activités d’escorte de luxe et d’actrice érotique. Richard la ploguait auprès des types haut placés, mais elle avait toujours refusé de jouer dans ses navets qui ne rapportaient pas un rond aux filles, attendant qu’il finisse par lui trouver un rôle qui aurait du bon sens et se doutant que ça n’arriverait peut-être jamais. Mais à téter des permis et du financement par toutes sortes de trucs louches, Richard avait développé un beau réseau de connexions, à défaut d’un bon goût de cinéphile.

– Tabarnak, Carmen, qu’est-ce qui s’est passé hier à Sainte-Rose ?

– C’est-tu à moi que tu parles ?

– ROBERT LÉPINE…

Il baissa le ton jusqu’au chuchotement en cachant sa bouche avec sa main, car la brasserie avait encore les yeux tournés vers Carmen. Et parce qu’il avait aussi un peu peur de Carmen quand elle prenait le ton de DeNiro.

– Robert Lépine est mort, sacrament !

– Ho ouain ?

Carmen tira une bouffée de sa longue Menthol, nullement impressionnée. Dans ce monde glauque dominé par la testostérone, la mort d’homme était pour elle une sorte de justice. Au fond, elle aurait aimé avoir le pouvoir de foudroyer les salauds d’un seul regard, comme dans le roman Carrie qu’elle venait de lire.

– Faque dis-moi ce qui s’est passé, parce que je veux savoir à quel point on est dans' marde !

– Rien de nouveau. Des bonhommes à cravate gorlos qui voulaient se faire du fun en trompant leurs femmes.

– Mais t’as sûrement vu de quoi ?

– Absolument rien. Je suis partie à 2 h du matin, tout était beau.

– C’est moi qui a organisé ce party-là pour Lépine pis Bling, pis Giorgio, pis… fallait juste que je fournisse des filles, mais je veux pas être mêlé à des règlements de comptes !

– Capote pas, si t’as rien fait.

En effet, ce pauvre Richard n’avait rien à voir dans ce bain de sang, et Carmen n’avait effectivement rien vu. Mais elle savait d’avance comment la soirée d’hier devait se terminer. Elle était là pour ça, et était entrée dans une nouvelle ligue. C’était beaucoup plus payant que seulement ses charmes.

Chapitre 4 – Pendant ce temps, au Yémen… – Marc Cassivi Lisez les autres chapitres de notre polar estival

Replongez dans l’ambiance des années 1970 en écoutant Discobol de Robert Charlebois, le choix musical de Chantal Guy, et découvrez notre liste de lecture de classiques que Baptiste Bombardier aurait sans doute fait jouer à fond la caisse dans sa Pontiac Astre jaune !

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Ceci est une œuvre de fiction. Le récit emprunte le nom de personnages réels, mais tous les éléments rapportés dans ce polar sont le fruit de l’imagination débordante de nos chroniqueurs et journalistes.