Il pourrait avouer et sortir, mais après 30 ans de prison, Daniel Jolivet clame toujours son innocence. Notre chroniqueur a reconstitué l’étonnante enquête qui a mené à sa condamnation pour quatre meurtres. Aujourd’hui : détails écartés, dossier disparu, Daniel Jolivet a tout tenté pour prouver son innocence.

Le 18 mai 2000, Daniel Jolivet est un homme fini. La Cour suprême a rétabli sa condamnation à perpétuité. Il ne pourra tenter d’obtenir une libération conditionnelle qu’après avoir purgé 25 ans de pénitencier. Ça le mène en… 2017.

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Tout joue contre lui. Sa vie « dans le crime », ses fréquentations douteuses, ses nombreux antécédents de vol, sa possession d’armes, sa présence avérée sur les lieux du crime peu de temps avant les assassinats… Ce n’est pas le genre d’accusé qui attire la sympathie, dans la rue comme dans un jury.

Il le sait. Mais il n’a pas l’intention d’abandonner.

Du pénitencier, il écrit partout et à tout le monde pour obtenir son dossier et les fruits de l’enquête qu’on ne lui a pas fournis. Il appelle des journalistes – il m’a appelé souvent à La Presse à l’époque. Des avocats. Des commissaires.

À la même période, des avocates fondent le « Projet innocence Québec », destiné à réexaminer des affaires classées où une erreur judiciaire semble avoir été commise.

Un organisme semblable en Ontario a permis de faire libérer plusieurs personnes condamnées à tort au Canada, le plus célèbre étant sans doute David Milgaard, condamné pour le viol et le meurtre d’une infirmière en 1969, et libéré 23 ans plus tard grâce à une preuve d’ADN – le vrai coupable a ensuite été condamné.

Daniel Jolivet, lui, ne pourrait jamais être libéré par la découverte d’une empreinte génétique. Il n’y a pas une preuve matérielle, une vidéo, une analyse scientifique qui puisse l’innocenter.

Il y a par contre des dizaines de trucs qui clochent dans sa condamnation. Et bien plus qu’il ne pense quand il commence à rassembler les pièces de son dossier…

L’avocate de l’aide juridique Dominique Larochelle – maintenant juge – décide de monter le dossier pour contester sa condamnation.

Avec une étudiante, Lida Sara Nouraie, devenue depuis l’avocate de Daniel Jolivet, elle met des centaines d’heures à éplucher le dossier au complet, à interroger des témoins, à déterrer des documents cachés au procès et à analyser les milliers de pages que Daniel Jolivet obtient par l’accès à l’information à partir de sa cellule.

  • L’avocate de Daniel Jolivet, Lida Sara Nouraie

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    L’avocate de Daniel Jolivet, Lida Sara Nouraie

  • Une des 50 boîtes du dossier de Daniel Jolivet

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    Une des 50 boîtes du dossier de Daniel Jolivet

  • Me Nouraie devant un résultat polygraphique

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    Me Nouraie devant un résultat polygraphique

  • Une partie de la preuve

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    Une partie de la preuve

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Les avocates présentent en 2005 un dossier de plus de 6000 pages au Groupe de révision des condamnations criminelles (GRCC).

L’organisme, créé en 2002, est chargé de filtrer les demandes extraordinaires des condamnés qui disent avoir été victimes d’une erreur judiciaire.

À ce stade, le prisonnier n’est plus « présumé innocent ». C’est à lui d’apporter de nouveaux éléments pour convaincre les analystes du GRCC qu’une erreur judiciaire s’est probablement produite. On s’en doute, ce n’est pas facile.

Après une analyse préliminaire, si le groupe trouve le dossier suffisamment convaincant, un avocat ou une avocate d’expérience est mandaté pour enquêter sur le terrain et pousser l’analyse en rencontrant des témoins. Un rapport est finalement fait au ministre de la Justice, qui décide soit d’ordonner un nouveau procès, soit de renvoyer le dossier devant une cour d’appel pour décider soit de trancher l’affaire, soit elle-même d’ordonner un nouveau procès.

Selon les données du ministère fédéral de la Justice, depuis 2003, 22 recours ont été ordonnés par les ministres successifs, par suite d’une révision de condamnation. Neuf nouveaux procès ont été ordonnés, treize dossiers ont été envoyés devant une cour d’appel. C’est dire que sur les dizaines de milliers de dossiers criminels majeurs au Canada, en moyenne un par année réussit à franchir toutes ces étapes et convaincre le GRCC qu’une erreur judiciaire s’est « probablement » produite. Ces rares cas étaient assez évidents pour avoir presque tous donné lieu à un acquittement ou un abandon des poursuites.

Des éléments nouveaux

Quels sont les nouveaux éléments évoqués par Jolivet pour plaider l’erreur judiciaire ?

Tout d’abord, la manière dont le procès lui-même a été mené. Même selon les règles de 1994, le procureur n’a pas joué franc-jeu. En fait, il a carrément trompé la cour et la défense à plusieurs reprises.

Alors qu’il devait divulguer toute la preuve à la défense, le procureur Jacques Pothier a retenu à peu près tous les éléments favorables en sa possession.

À la toute fin du procès, quand la preuve était close, le procureur Jacques Pothier dépose une déclaration de 16 pages de Gérard Bourgade (un témoin majeur qu’il avait annoncé au jury sans jamais le convoquer), et une déclaration de 26 pages de Paul-André St-Pierre, supposé complice de Daniel Jolivet, lui non plus jamais appelé.

Les deux documents ne disculpent pas Jolivet, mais donnent des versions totalement contraires à celle du délateur Claude Riendeau sur plusieurs points.

Ce n’est qu’à la toute fin du procès, sans l’avoir annoncé, que MPothier fait entendre un « témoin surprise » : Nicole Lalonde. Elle était serveuse au resto Barabé, là où le délateur Claude Riendeau dit avoir reçu des aveux de Jolivet. MPothier dit qu’il venait tout juste d’apprendre l’existence de ce témoin. C’est faux. Elle avait reçu une convocation à témoigner du même procureur un an plus tôt, à l’enquête préliminaire – mais la Couronne avait décidé de ne pas la faire entendre alors. Ce témoin, interrogé par la police dès novembre 1992, n’avait donc rien d’un témoin surprise.

Cette serveuse était importante pour l’accusation : elle venait dire qu’elle avait vu le délateur Claude Riendeau en compagnie de Jolivet, le matin suivant les meurtres. Elle ne savait pas ce qui avait été dit, mais au moins, elle permettait de dire que cette rencontre où Jolivet aurait confessé les meurtres avait vraiment eu lieu.

Mais était-elle fiable ?

Bien après le procès, la défense a obtenu une première déclaration de la serveuse Nicole Lalonde où elle n’identifiait pas Jolivet, mais « un barbu » avec un chapeau de cowboy. Il n’a pas été possible de la confronter à sa première version.

Les relevés d’appels du cellulaire de Jolivet (fixé dans son camion Blazer) montrent que le matin du 10 novembre, il appelle quatre bijouteries. Il cherche un pendentif en forme de sombrero qu’il avait promis à une amie, mais oublié d’acheter au Mexique. Il en trouve un rue Wellington, à la bijouterie de Georges Bossé (ex-maire de Verdun).

ILLUSTRATION MARIE-HÉLÈNE ST-MICHEL, COLLABORATION SPÉCIALE

Au procès, Jolivet a oublié le lieu. Mais la Couronne a en sa possession la liste des numéros de téléphone des bijouteries appelées. Le bijoutier Georges Bossé a même été interrogé par la police. Mais la défense n’a jamais eu ces informations pendant le procès. Elles sont cruciales, parce qu’elles établissent que Jolivet n’a pas pu physiquement être au resto Barabé en train de faire des aveux, du moins pas aux heures avancées par le délateur Claude Riendeau au procès.

Il est vrai que Riendeau a changé sa version plusieurs fois quant à l’heure du déjeuner (tantôt 9 h 40, tantôt 10 h 10, tantôt 10 h 45). Mais au procès, il a dit : à peu près 9 h 45. La preuve de la bijouterie n’est pas l’alibi parfait, car il était encore possible d’arriver au Barabé plus tard. Mais chose certaine, les informations confirmant que Jolivet était à Verdun passé 10 h ont été délibérément cachées à la défense. Tout comme l’analyse des relevés cellulaires : ils indiquent un appel fait de chez la mère de Jolivet, à Pointe-Saint-Charles, à Paul-André St-Pierre, à 10 h 32. Jolivet avait en effet caché des milliers de dollars dans le congélateur de sa mère et était allé ce matin-là faire un « retrait » dans son coffret de sûreté réfrigéré…

L’hypothèse du déjeuner-confession devient de plus en plus invraisemblable.

Jolivet dit qu’il n’y a jamais eu de rendez-vous, et que l’homme présent avec Riendeau en train de parler du Mexique était Paul-André St-Pierre, pas lui. St-Pierre qui portait, comme lui, un chapeau de cowboy, tel qu’en font foi des notes de filature de l’époque – elles non plus pas divulguées au procès.

Au fait, pourquoi Jolivet se serait-il précipité le lendemain des meurtres pour faire des aveux à Claude Riendeau ?

Le jour de l’arrestation de Daniel Jolivet, la police arrête aussi un certain Gordon Leakey, et sa blonde Chantal – des amis de St-Pierre et de sa blonde Élaine Émond. Ils sont interrogés par la police, mais Jolivet n’en saura rien. Chantal dit que la nuit du meurtre, Leakey s’est absenté du bar où ils étaient de minuit jusqu’au dernier service (après 2 h 30). Au poste de police, il lui a chuchoté que quelqu’un viendrait chercher un sac caché dans le sous-sol. Chantal dit qu’une inconnue est en effet venue chercher le sac le lendemain matin – il contenait une arme et un gros sac de « poudre ».

Fin de partie

Mais il y a plus.

En décembre 2005, le Directeur des poursuites criminelles et pénales déclare le dossier de la Couronne disparu. Où ? Quand ? Comment ? Mystère.

Dans une entrevue qu’il m’a accordée pour l’émission de Canal D Dossiers justice, en avril 2008, le procureur Jacques Pothier disait avoir voulu se rafraîchir la mémoire en consultant le dossier avant l’enregistrement, mais qu’il était « inaccessible » parce qu’il était sous révision à la demande de Jolivet.

La déclaration est douteuse, pour ne pas dire carrément fausse. La responsable de l’accès à l’information au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), MJulie Drolet, avait auparavant déclaré à l’avocate de Jolivet, Lida Sara Nouraie, que le dossier était « détruit » depuis une dizaine d’années.

Selon ce que l’avocate du DPCP a dit à MNouraie, le dossier a été « détruit » entre le jugement de la Cour d’appel ordonnant un nouveau procès pour Jolivet, en 1998, et l’audition en Cour suprême, en 2000. La loi oblige pourtant les avocats à conserver leurs dossiers inactifs sept ans après le dernier jugement – sans parler de la Loi sur les archives, qui aurait obligé à le conserver plus de 30 ans. C’est d’autant plus étrange qu’au moment où le dossier a été détruit, un nouveau procès avait été ordonné – ce qu’a annulé la Cour suprême.

Il reste le dossier de la Sûreté du Québec : interrogatoires, notes d’enquête, expertises, filature des suspects, rencontres avec des témoins divers, écoute électronique…

La SQ ne l’a remis qu’en 2007, soit 13 ans après le procès. Et encore, le dossier sur CD n’est pas complet : en janvier 2016, donc 11 longues années plus tard, la SQ « découvre » 6 nouvelles boîtes de documents non transmis à Jolivet ou au GRCC, qui était censé avoir requis toute la preuve.

Tous les enregistrements de l’écoute électronique faite dans le camion et sur le cellulaire de Jolivet dans les quatre jours ayant suivi les meurtres sont restés introuvables. Selon son témoignage, un « bodypack » ou un dispositif d’enregistrement a été installé sur Riendeau dans les jours ayant suivi les meurtres pour enregistrer d’éventuels aveux de Jolivet. Car le témoignage d’un témoin aussi « taré » que Riendeau doit être corroboré. Quoi de mieux qu’un enregistrement ? Il aurait été fait… mais on n’en a aucune trace.

L’analyse détaillée des appels, jamais communiquée avant le procès, permet de contredire plusieurs témoins, en particulier le délateur Claude Riendeau.

Les avocates du Projet innocence font valoir un autre élément majeur, passé presque inaperçu au procès. La conjointe du « complice » St-Pierre, Élaine Émond, dit avoir vu Riendeau arriver chez elle avec une « cruche » d’eau vide – une de ces bouteilles bleues de 18 L. La bouteille contenait de l’argent et des bijoux.

L’amie d’Élaine Émond, Chantal, a aussi vu la cruche chez elle.

Or, la veuve de Denis Lemieux a confirmé qu’une telle cruche était dans son condo, et servait de tirelire géante. Une photo de la scène de crime montre un rond sur le tapis du condo, là où était cette bouteille.

Riendeau n’aurait pas pu être en possession de cette cruche s’il avait dormi paisiblement chez lui, comme il l’a dit.

Bien des années après sa condamnation, Riendeau s’est retrouvé au pénitencier de Port-Cartier. Il a demandé à rencontrer Mike Blass, son mentor dans le monde criminel.

Blass, dans une déclaration sous serment, affirme que Riendeau lui a fait des aveux dans ces mots : « Au procès de Jolivet, la blonde à St-Pierre a elle aussi témoigné pour la Couronne pis elle a dit qu’elle m’avait vu arriver chez eux avec une cruche remplie d’argent pis de bijoux. Que si y avait fallu que la SQ me fasse passer le polygraphe, mon chien était mort parce que la cruche venait de la job. »

Mike Blass, un tueur à gages « repenti » à qui l’État a fourni une nouvelle identité et divers avantages, n’est pas un témoin particulièrement fiable ou sympathique.

Mais quel est son intérêt à mentir dans cette affaire ?

Jolivet, par un subterfuge rocambolesque, a réussi à faire venir un exemplaire du dossier carcéral de Riendeau. Le dossier prouve que le délateur a bien demandé à voir Blass et l’a rencontré au pénitencier.

En septembre 2007, le GRCC rend sa décision : il n’y a pas lieu d’ouvrir une enquête. Tous les « nouveaux éléments » ne sont pas assez importants et à la fin, le jury a cru le délateur, qui a été contre-interrogé minutieusement pendant une semaine.

Jolivet est amèrement déçu. Mais il est surtout scandalisé de voir que le rapport du GRCC contient plusieurs erreurs factuelles, dont une majeure : l’organisme affirme que l’arme du crime a été retrouvée chez le père de Jolivet. Or, Jolivet avait caché trois armes chez son père, mais l’arme du crime, elle, n’a jamais été retrouvée.

Toujours est-il que même une fois les erreurs soulignées, le GRCC maintient sa décision en 2008 : les faits nouveaux ne sont ni suffisamment fiables ni suffisamment importants pour remettre en question le verdict. Quant aux manquements à la communication de la preuve, ils n’ont « pas entaché au point de vous faire subir un procès inéquitable et injuste ».

Cette fois, après un échec en Cour suprême et deux échecs au GRCC, tout est bel et bien clos, non ?

Non.

Les individus impliqués

Une des victimes

Denis Lemieux : important trafiquant de drogue de la Rive-Sud

Les protagonistes

Daniel Jolivet : coaccusé des quatre meurtres. Condamné à l’emprisonnement à perpétuité en 1994.

Paul-André St-Pierre : coaccusé des quatre meurtres

Claude Riendeau : ex-policier, trafiquant de drogue et d’armes, témoin principal contre Daniel Jolivet

Gérard Bourgade : camionneur, associé de Riendeau dans des vols de remorques et le trafic de cocaïne

Aussi

Gordon Leakey : trafiquant de drogue

Chantal : amie d’Élaine Émond, conjointe de Gordon Leakey

Élaine Émond : conjointe de St-Pierre

Nicole Lalonde : serveuse au restaurant Barabé