Il pourrait avouer et sortir, mais après 30 ans de prison, Daniel Jolivet clame toujours son innocence. Notre chroniqueur a reconstitué l’étonnante enquête qui a mené à sa condamnation pour quatre meurtres. Aujourd’hui : la nuit sanglante du 10 novembre 1992 et l’enquête policière qui a rapidement pointé Jolivet.

L’homme devant moi, dans le petit local du pénitencier de la montée Saint-François, est emprisonné depuis 30 ans. Arrêté en 1992, puis condamné pour un quadruple meurtre, Daniel Jolivet aurait pu avoir droit à la libération conditionnelle en 2017. Mais pour ça, il lui aurait fallu avouer avoir tué ces quatre personnes.

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Je ne veux pas être libéré, je veux être acquitté honorablement par une cour. Je veux que toute la preuve soit présentée et qu’un juge, un jury, dise : non coupable. C’est pas de la pitié que je veux, c’est de la justice.

Daniel Jolivet

« Des fois, un détenu me dit : “Pourquoi tu avoues pas, tu sortirais ?” Je lui réponds : “Toi, pourquoi tu avoues pas ces crimes-là ? Parce que tu les as pas faits ? Ben moi non plus, je les ai pas faits.” »

Pour le prouver, il a écrit partout, requis des milliers de pages de documents, reconstruit la trame des évènements, tout mémorisé… Dans l’espoir – et le désespoir – d’être enfin entendu.

Chroniqueur judiciaire à l’époque, je me souviens de ce crime sanglant de novembre 1992. De sa condamnation et des péripéties judiciaires qui ont suivi. Je me souviens surtout des appels à la salle de rédaction au début des années 2000 de cet homme dans la quarantaine qui expliquait comment il avait été victime d’une erreur judiciaire.

Ses avocates ont monté un immense dossier pour prouver son innocence, en 2005, puis sont revenues à la charge deux fois auprès des autorités fédérales. Chaque fois avec des éléments nouveaux qui démontrent à tout le moins que le procès de cet homme n’a pas été « juste et équitable », selon l’expression consacrée.

  • Daniel Jolivet purge depuis 30 ans au Centre de détention de Laval une peine d’emprisonnement à vie pour un quadruple meurtre. Il clame son innocence et réclame un nouveau procès.

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    Daniel Jolivet purge depuis 30 ans au Centre de détention de Laval une peine d’emprisonnement à vie pour un quadruple meurtre. Il clame son innocence et réclame un nouveau procès.

  • Daniel Jolivet en entrevue avec le journaliste Yves Boisvert, au pénitencier

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    Daniel Jolivet en entrevue avec le journaliste Yves Boisvert, au pénitencier

  • Daniel Jolivet montre une partie de la documentation qu’il a obtenue.

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

    Daniel Jolivet montre une partie de la documentation qu’il a obtenue.

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Avec le scénariste Daniel Proulx, j’ai fait une émission sur cette affaire à Canal D en 2008. Dix ans plus tard, Isabelle Richer a consacré un épisode d’Enquête, à Radio-Canada, puis une balado.

Et voilà qu’en 2018, un scientifique spécialiste des bélugas entre deux contrats, Pierre Béland, s’est passionné pour l’affaire. Il a fouillé, enquêté, embauché des détectives, et finalement écrit un livre à paraître l’automne prochain pour démontrer qu’une erreur judiciaire a été commise. Il en est profondément convaincu. « Tout ce que Daniel m’a dit, sur chaque détail, c’est vrai. »

J’ai donc décidé de me replonger dans l’affaire. Et plus je m’y plonge, moins il me semble que cette condamnation tient la route.

Daniel Jolivet a maintenant 65 ans. Il en avait 35 quand il est entré en prison, le 14 novembre 1992, et devait se marier le lendemain au Mexique.

Ce n’est pas ce qu’on appelle un « honnête citoyen ». Avant même d’être arrêté pour ces quatre meurtres, il avait passé une bonne partie de sa vie adulte en prison.

J’avais un esprit criminel. Je suis un voleur. Un receleur. Mais pas un tueur ! Je suis un pacifique. Je volais jamais dans les habitations.

Daniel Jolivet

Né dans Pointe-Saint-Charles, dont il connaît « tous les coins, tous les racoins », Jolivet est le fils d’un père chauffeur de taxi qui a fait de la prison, lui aussi.

« On dirait que c’était dans notre sang, ça fait drôle de dire ça… Ma mère nous a élevés seule, elle faisait des ménages, elle travaillait comme bouchère chez Eaton. On n’était pas tellement surveillés. Je me tenais avec des gars qui faisaient des coups. J’ai commencé à faire des vols à 12, 13 ans. Ils m’ont envoyé au Mont Saint-Antoine [un centre pour jeunes délinquants]. »

En vieillissant, ce « pacifique » frayait de plus en plus avec des caïds, et manipulait des armes, pas pour la chasse.

C’est aussi le fait d’à peu près tous les témoins importants dans cette affaire.

Les faits essentiels se déroulent en moins de 24 heures et paraissent très simples : des voleurs, des trafiquants de drogue, un règlement de comptes qui fait quatre victimes…

Sauf que plusieurs de ces « faits essentiels » sont racontés par un témoin taré. Et plusieurs autres ont été cachés à Jolivet et à ses avocats pendant le procès. Certains ont refait surface jusqu’à 25 ans plus tard, et à ce jour, certaines pièces demeurent introuvables.

Il n’y a pas une preuve d’ADN, une empreinte, un témoin mystère qui viendrait clore le débat. Plusieurs des « nouveaux éléments », pris isolément, ne suffisent pas à démontrer l’innocence de Daniel Jolivet. Mais la somme de détails troublants qui s’accumule devant nos yeux finit par faire une montagne qui dépasse de loin le fameux « doute raisonnable ».

Nuit sanglante

ILLUSTRATION MARIE-HÉLÈNE ST-MICHEL, COLLABORATION SPÉCIALE

Louise Leblanc le sait. Il est arrivé quelque chose. Ce n’est pas normal.

Même quand il est très occupé, son frère répond toujours à ses appels d’urgence – le code « 911 » envoyé sur sa « pagette ».

Mais ce 10 novembre 1992, elle a beau le « pager » encore et encore : rien.

Il est 18 h 30 quand elle décide d’aller voir par elle-même ce qui se passe. Elle emmène sa fille de 13 ans et roule jusque chez son frère.

François Leblanc habite au rez-de-chaussée d’un immeuble de condos de luxe au bord du fleuve, à Brossard.

Louise aperçoit la voiture de son frère dans le stationnement. Mais aussi celle de sa copine, enfin, son ex-copine : Katherine Morin.

Elle sonne. Personne ne répond. Louise Leblanc et sa fille font le tour de l’édifice. Par la porte-fenêtre, elles voient qu’une plante est renversée sur le sol. Étrange. En se levant sur la pointe des pieds, Louise Leblanc aperçoit, plus loin dans l’appartement, le corps de Katherine, étendu sur le sol.

Louise Leblanc pense immédiatement que la femme de 20 ans a perdu connaissance à cause de sa grossesse – on apprendra plus tard qu’elle n’était pas enceinte. Elle-même avait connu des évanouissements pendant sa grossesse.

Elle court appeler les parents de Katherine dans un téléphone public (les cellulaires sont encore une rareté). Elle leur dit d’appeler une ambulance.

En attendant, elle court chercher le concierge, pour qu’il ouvre l’appartement. Il n’a pas la clé : la serrure vient tout juste d’être changée.

Peut-être peut-on passer par la porte-fenêtre ? suggère le concierge. Impossible, on perd notre temps, pense Louise Leblanc : son frère verrouille toujours ses portes. Elle le sait méfiant. Pour cause. Officiellement, Leblanc travaille pour un concessionnaire de téléphones portables, mais elle se doute bien qu’il a d’autres activités. Elle a déjà vu des armes chez lui. Il lui dit toujours : « Pose pas de questions si tu veux pas avoir des menteries. »

François avait connu Katherine l’hiver précédent. Ils s’étaient fréquentés quelques mois. Elle avait même vécu avec lui un temps. Ils avaient rompu et repris quelques fois, avant qu’elle retourne vivre chez ses parents.

Louise Leblanc avait fini par se lier d’amitié avec sa « belle-sœur ». Tellement que la veille, le 9 novembre, les deux femmes avaient soupé ensemble. Katherine savait que François fréquentait une autre femme depuis peu. Elle voulait savoir de qui il s’agissait.

Après le souper, Louise Leblanc avait accepté de la reconduire ce soir-là chez son frère, pour qu’elle aille l’affronter, sans avertissement. Sa nouvelle blonde était là. Leblanc a rapidement entraîné Katherine dehors pour s’expliquer. Au bout d’une quinzaine de minutes, elle est repartie, triste et en colère, avec Louise qui a assisté à la scène cachée derrière un buisson.

Toute la soirée du 9 novembre, Katherine voulait rappeler François. Reprendre la conversation. Lui dire qu’elle était enceinte.

Elle a appelé une autre connaissance, Christina Piro, à 23 h, pour lui dire qu’elle retournerait l’affronter : il ne pouvait pas la laisser pour une autre alors qu’elle attendait (croyait-elle) un enfant de lui !

Piro lui a dit de ne pas le faire.

Mais deux heures plus tard, passé 1 h du matin, Katherine a rappelé Piro. Elle était décidée, elle se rendrait au condo immédiatement voir François. Tant pis.

Christina était convaincue qu’elle n’irait pas, il était si tard…

C’étaient les dernières nouvelles qu’on avait eues de Katherine Morin. Elle n’était pas rentrée chez ses parents dans la nuit du 9 au 10. Ils l’avaient appelée le 10 au matin. Puis toute la journée. Sans succès. Ils voulaient appeler la police, mais Louise Leblanc les a convaincus d’attendre : elle allait s’en occuper.

Louise Leblanc est donc avec sa fille et le concierge à se demander comment entrer dans le condo en attendant l’ambulance, appelée pour ce qu’on croit être l’évanouissement de Katherine Morin.

  • L’immeuble de condos de luxe au bord du fleuve, à Brossard, où ont eu lieu les meurtres.

    PHOTO FOURNIE PAR LA SÛRETÉ DU QUÉBEC

    L’immeuble de condos de luxe au bord du fleuve, à Brossard, où ont eu lieu les meurtres.

  • L’entrée extérieure du condo de François Leblanc

    PHOTO FOURNIE PAR LA SÛRETÉ DU QUÉBEC

    L’entrée extérieure du condo de François Leblanc

  • La porte-fenêtre par laquelle Louise Leblanc est entrée pour chercher son frère.

    PHOTO FOURNIE PAR LA SÛRETÉ DU QUÉBEC

    La porte-fenêtre par laquelle Louise Leblanc est entrée pour chercher son frère.

  • L’entrée principale de l’immeuble de condos où habitaient Denis Lemieux et François Leblanc.

    PHOTO FOURNIE PAR LA SÛRETÉ DU QUÉBEC

    L’entrée principale de l’immeuble de condos où habitaient Denis Lemieux et François Leblanc.

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Le concierge essaie d’ouvrir la porte-fenêtre. On ne sait jamais. Oh… Elle glisse. Il fige. Il demande à la femme de pénétrer dans l’appartement avec lui. Les deux avancent dans le condo silencieux.

Ils aperçoivent du sang autour de la tête de Katherine Morin. Le concierge crie, horrifié. Les deux ressortent, en panique. Mais pas l’adolescente. Elle avance dans l’appartement. C’est elle qui découvre un peu plus loin le corps de son oncle François, dans une mare de sang. Puis celui d’une autre jeune femme qu’elle ne connaît pas, elle aussi sans vie.

Les policiers de Brossard arrivent rapidement. Ils apprennent sur place que ce Leblanc travaille pour un certain Denis Lemieux, qui habite dans le même immeuble, au sixième étage.

En apparence, Lemieux dirige la succursale de téléphonie « Cantel » pour laquelle travaille Leblanc, à Laval.

En réalité, Lemieux, 49 ans, est un trafiquant de drogue majeur, déjà condamné à 14 ans de pénitencier. Leblanc, qui a 31 ans, est son lieutenant. Lemieux donne les ordres et Leblanc s’occupe des détails de distribution et de collection.

Les policiers ne tardent pas à retrouver Denis Lemieux mort lui aussi dans son appartement du 6e. Il a été tué par-derrière, comme Leblanc.

Les analyses révèlent que les quatre ont été tués avec la même arme, un pistolet-mitrailleur de calibre 380.

D’après le pathologiste André Lauzon, les meurtres remontent à la nuit précédente. Lemieux a été assassiné après les trois autres, selon le médecin légiste.

Katherine Morin avait 20 ans.

Nathalie Beauregard venait d’avoir 23 ans.

Les policiers disent aux journalistes qu’il s’agit d’un règlement de comptes visant Leblanc et Lemieux. Les deux jeunes femmes étaient « au mauvais endroit au mauvais moment », disent-ils : abattues parce qu’elles étaient des témoins involontaires.

Il est question dans les journaux d’une tentative de s’emparer d’un magot qui aurait viré au carnage. Certains font le lien avec l’assassinat, quelques heures plus tôt le 9 novembre, du caïd Roger Provençal. Gang de l’Ouest ? Mafia ? Lemieux frayait depuis longtemps avec le milieu criminel.

L’enquête ne traîne pas. Trois jours plus tard, le samedi 14 novembre, Daniel Jolivet et Paul-André St-Pierre sont arrêtés et accusés des quatre meurtres.

Des vestes qui tournent et retournent

ILLUSTRATION MARIE-HÉLÈNE ST-MICHEL, COLLABORATION SPÉCIALE

Léo-René Maranda

On n’avait pas trouvé l’arme du crime. Ni d’empreintes des accusés. Les taches rougeâtres qu’on croyait être le sang des victimes sur les vêtements de Daniel Jolivet n’en étaient pas. Et il n’y avait aucun témoin direct.

La preuve en ce 14 novembre 1992 reposait sur trois piliers.

Deux témoins avaient passé plusieurs heures la veille des meurtres avec les accusés. Ils avaient rencontré les accusés lors d’une réunion à Laval avec deux des victimes, les trafiquants Denis Lemieux et François Leblanc. Ils avaient ensuite suivi Jolivet en voiture pour aller récupérer des fusils-mitrailleurs appartenant à Leblanc. Ces deux témoins disaient que Jolivet voulait se servir des armes pour se débarrasser de ses donneurs de jobs, Lemieux et Leblanc. Qu’il était devenu parano et voulait faire un « burn » : les tuer et partir avec la cocaïne qu’ils contrôlaient.

Deuxième pilier : en cette époque où les téléphones cellulaires étaient encore une rareté, les communications téléphoniques et leur captation par des tours suggéraient que Jolivet était sur les lieux du crime autour de minuit le 9 novembre, et peut-être plus tard dans la nuit du 10, c’est-à-dire à l’heure du crime.

La pièce centrale, cependant, celle sur laquelle tout l’édifice de la poursuite reposait, était un aveu recueilli par un des « deux témoins » dont j’ai parlé plus haut.

Ce témoin s’appelle Claude Riendeau, un ex-policier qui a mal tourné.

Avant de devenir le témoin vedette contre Daniel Jolivet, Riendeau avait été une première fois délateur, cinq ans plus tôt. Impliqué dans un vol à main armé qui avait tourné au meurtre d’un policier, Riendeau avait retourné sa veste et témoigné contre son complice.

Voilà qu’en 1992, l’ex-flic remettait ça, cette fois contre Jolivet.

Selon Riendeau, Jolivet lui avait confessé les quatre meurtres dès le lendemain matin, dans un casse-croûte de Pointe-Saint-Charles.

Pour se défendre, Daniel Jolivet n’avait pas choisi le dernier venu. Léo-René Maranda était un des plus célèbres avocats de la défense à Montréal.

MMaranda avait déjà défendu Jolivet, à peine quelques semaines plus tôt, dans une affaire de coups de feu dans un bar – la Salsathèque. Quelqu’un avait identifié Jolivet comme l’auteur de ces coups de semonce qui n’avaient pas fait de blessé. Mais le témoin s’était vite dédit, et l’affaire avait été abandonnée rapidement.

En principe, rien de plus logique comme choix que MMaranda.

Deux détails faisaient toutefois tiquer les policiers. D’abord, comment Jolivet, un criminel qui n’en menait pas si large, pouvait-il se payer les services de Maranda ?

Mais surtout : comment Maranda pouvait-il défendre devant la cour un homme accusé d’avoir assassiné… son propre client ?

Le trafiquant Denis Lemieux était en effet un client de MMaranda.

Plus encore : Lemieux et sa femme, Monique Brunelle, fréquentaient l’avocat Maranda et sa conjointe, Andrée Marquis.

Quand Lemieux s’est fait assassiner, sa femme était au chevet de sa mère malade en Floride. Revenue en catastrophe, elle a été hébergée par le couple Maranda-Marquis – son condo était devenu une scène de crime.

Et voilà qu’il défendait l’homme accusé d’avoir abattu le mari de cette femme qui habitait chez lui ?

Au départ, la Couronne n’a soulevé aucune objection.

Nous étions en 1992, et l’obligation pour la police et le ministère public de fournir à l’avance toutes leurs preuves était encore toute fraîche : la fameuse décision Stinchcombe avait été rendue en 1991 par la Cour suprême. Une accusation pouvait dorénavant tomber si la poursuite n’avait pas fourni toute sa preuve à la défense en temps utile. Les annales fournissaient plusieurs exemples de condamnations erronées où la police avait caché des preuves favorables à l’accusé.

Mais le procureur de la Couronne, Jacques Pothier, était de la « vieille école ». C’est-à-dire qu’il jouait ses parties plutôt avec les anciennes règles, cartes serrées sur la poitrine. Et il jouait pour gagner.

Cette affaire était une des plus graves, sinon la plus grave, de sa carrière, et il n’avait pas l’intention de l’échapper. Il a donc gardé pour lui toute une série d’informations défavorables à sa thèse.

Dès le départ, et à répétition, l’avocat Maranda a signalé qu’on ne lui avait pas remis un interrogatoire, le nom d’un témoin, de l’écoute électronique, des rapports de filature, etc.

Trente-cinq ans d’exercice du droit criminel lui avaient enseigné la méfiance de la police. Mais il n’avait pas idée de tout ce qui serait découvert, et tout ce qui allait être détruit, bien des années plus tard, et bien après sa mort.

À 60 ans, Léo-René Maranda avait un statut légendaire dans le milieu. Il avait représenté tout ce que le Québec comptait de motards et des caïds dans des procès retentissants. Ses clients du crime organisé et une accusation de possession de haschisch et de cocaïne (dont il s’était sorti) lui avaient conféré une réputation quelque peu sulfureuse. Mais chez ses pairs, il était considéré comme un champion.

Toujours méticuleusement préparé, il pratiquait l’art du contre-interrogatoire policier comme nul autre. Avec sa voix rauque d’emphysémateux et une moustache-balai qui dissimulait en permanence un demi-sourire sarcastique, il pouvait passer des jours à décortiquer et démantibuler pièce par pièce les témoignages un peu trop lisses, un peu trop sûrs.

On en était seulement au stade de l’enquête préliminaire, qui consiste à exposer sommairement la preuve pour voir si elle justifie un procès. L’exercice s’est étalé sur six mois.

Sans surprise, Jolivet et son coaccusé, Paul-André St-Pierre, ont été envoyés à procès pour deux meurtres au premier degré et deux meurtres au deuxième degré (non prémédités). La théorie de la poursuite était que les accusés avaient planifié d’aller liquider Lemieux et Leblanc, mais pas les deux jeunes femmes.

Je dis « sans surprise », parce qu’à ce stade, on n’examine pas la qualité de la preuve ; le juge constate uniquement son existence.

Le vrai combat aurait lieu au procès, devant jury.

Mais Jolivet allait avoir deux très mauvaises surprises bien avant.

D’abord, il devrait trouver un autre avocat. MPothier avait décidé de faire sortir Maranda du dossier. Il a soulevé la question du « conflit d’intérêts » : les liens trop étroits entre l’avocat et la victime Lemieux, client et fréquentation de Maranda, créent une apparence intolérable de conflit, a conclu la juge Claire Barrette-Joncas.

Comme le crime semblait lié au trafic de stupéfiants, et que Maranda avait défendu la victime à ce sujet, il possédait des renseignements protégés par le secret professionnel, dont personne ne pouvait le délivrer, a dit la juge.

C’était un coup dur. Mais c’était loin d’être le pire pour Daniel Jolivet.

Jolivet et St-Pierre devaient avoir des procès séparés. Mais à la toute dernière minute, le jour même où le jury devait être choisi pour juger St-Pierre, son avocate Danielle Roy a reçu un appel du procureur Jacques Pothier.

« Votre client nous fait plus confiance qu’à vous, on va le représenter à partir de maintenant », lui annonce-t-il.

Dans le plus grand secret, pendant que son avocate préparait sa cause, St-Pierre avait négocié avec le ministère public pour obtenir un contrat de délateur et une peine réduite en échange de son témoignage contre Jolivet.

La Couronne n’avait plus seulement les aveux recueillis par le douteux Riendeau. Elle avait maintenant la meilleure preuve possible : un complice, témoin direct de ces crimes sordides…