Il pourrait avouer et sortir, mais après 30 ans de prison, Daniel Jolivet clame toujours son innocence. Notre chroniqueur a reconstitué l’étonnante enquête qui a mené à sa condamnation pour quatre meurtres. Aujourd’hui : pourquoi le ministère public a-t-il fait témoigner celui qui n’a rien vu plutôt que celui qui était sur les lieux ?

Quand le procès de Daniel Jolivet s’ouvre à Longueuil, il a toutes les allures d’une affaire classée. La Presse n’y dépêche même pas de journaliste.

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Deux semaines plus tôt, son « complice » dans le quadruple meurtre s’est mis à table. Il s’appelle Paul-André St-Pierre. Il a été arrêté le même jour que Jolivet. Accusé des mêmes quatre meurtres. Et juste comme son procès allait commencer, il a tourné sa veste et a demandé à devenir délateur contre Jolivet.

ILLUSTRATION MARIE-HÉLÈNE ST-MICHEL, COLLABORATION SPÉCIALE

Aux policiers, St-Pierre a « tout raconté » de la sordide exécution des deux trafiquants et des deux jeunes femmes, éliminées en même temps, cette nuit du 9 au 10 novembre 1992 à Brossard.

Jusque-là, la preuve contre Jolivet reposait sur le témoignage d’un autre délateur, Claude Riendeau, qui disait avoir recueilli les confessions de Jolivet le matin suivant le crime.

St-Pierre, c’était bien mieux ; il ne rapportait pas des paroles ; il était là, sur les lieux du crime, avec le tueur. Il a tout vu. La mitraillette. Les rafales tirées à bout portant. Le sang. Il l’a dit et redit à la police : il était complice.

Quoi de mieux comme preuve qu’un témoin direct ? Un homme qui prétend avoir accompagné Daniel Jolivet pas à pas pendant la nuit fatale. Qui décrit sa propre horreur, quand l’assassin achève les victimes agonisantes. Un bandit lui aussi, mais tout de même effrayé au point, dit-il, d’avoir peur d’y passer lui-même.

Pourtant, cet homme qui devrait être le meilleur témoin du monde ne viendra jamais à la barre.

Paul-André St-Pierre ne figure même pas sur la liste des témoins de la poursuite, quand commence le procès. Pourquoi le procureur Jacques Pothier se prive-t-il d’une preuve en principe aussi forte ?

Parce que sa version est « un tissu de mensonges », dira-t-il à la cour, hors la présence du jury.

En plus d’être non crédible, la confession tardive de St-Pierre vient contredire en plusieurs points névralgiques la version du témoin-vedette de la Couronne depuis le début de l’affaire, le délateur Claude Riendeau.

Un an et demi après les crimes, rendu au procès, il était trop tard pour raconter une autre histoire, apparemment. Ou du moins, cette version allait compliquer inutilement l’affaire.

Riendeau avait signé avec le ministère public un contrat de délateur en bonne et due forme, dès le début de l’affaire, en 1992. En échange d’une nouvelle identité, d’un déménagement familial, d’une cure de désintoxication et de 25 000 $ hors taxes. À l’époque, St-Pierre était coaccusé et personne ne prévoyait qu’il témoignerait pour l’accusation.

Un an et demi plus tard, St-Pierre voulait maintenant son deal de délateur, lui aussi. Après tout, il « donnait » Jolivet bien mieux que Riendeau : il était là et avouait sa complicité !

Les policiers et les procureurs, pensant au départ pouvoir compter sur deux délateurs plutôt qu’un seul, étaient tout excités par ce témoignage imprévu, arrivé à la onzième heure. On a vite fait miroiter à St-Pierre une peine réduite de cinq ans de « pen » en échange de sa collaboration avec la justice. On lui avait ménagé une porte de sortie : il n’était plus accusé des quatre meurtres (ce qui entraîne une peine automatique d’emprisonnement à perpétuité), mais de complicité après le fait. Pensez donc : il allait livrer le « vrai » assassin. Ça se paye.

Pas de chance pour le repenti : il s’est retrouvé devant le juge Jean-Guy Boilard, bien connu pour sa sainte horreur de la race des délateurs, ces bandits qui se mettent à table en échange de faveurs, qui en rajoutent souvent une couche pour le client, ou pour se dédouaner et faire porter le bonnet à un autre.

Cinq ans ? La suggestion était à ce point révoltante que le juge Boilard a rejeté tout net la reconnaissance de culpabilité, et a foutu dehors de sa cour le procureur Jacques Pothier. Celui-ci s’est réessayé devant un autre juge, Réjean Paul, qui l’a renvoyé de la même manière. Finalement, St-Pierre s’est retrouvé devant le juge Pierre Pinard, qui l’a déclaré coupable… mais lui a infligé 12 ans au lieu de 5. Tout en disant son dégoût devant la manœuvre du ministère public et de l’accusé opportuniste.

Les analystes du ministère de la Justice étaient d’accord avec Pinard : St-Pierre était un sale menteur. Sauf pour un truc : c’est Jolivet qui avait tué les quatre victimes. Tout ce qu’il disait était « un tissu de mensonges »… sauf ça. Là-dessus, ils le croyaient.

Voilà des choses qui arrivent, bien sûr ; les menteurs, à la cour comme à la ville, disent parfois la vérité. Des monticules de vérité qui émergent dans des vallées de mensonge. Ou l’inverse. Si bien qu’on ne sait plus quand finit le mensonge et quand commence la vérité.

Mais tout en refusant de faire témoigner St-Pierre, le procureur Jacques Pothier avait la conscience tranquille : sur l’essentiel, c’est-à-dire qui a tué ces quatre personnes, les versions de St-Pierre et de Riendeau convergeaient : c’était Daniel Jolivet.

À ce jour, la question demeure : pourquoi avoir fait témoigner celui qui n’avait rien vu et exclu celui qui était présent sur les lieux du crime ?

Toujours est-il qu’entre deux menteurs, la poursuite avait choisi Riendeau, celui qui n’avait recueilli que des aveux.

Policier, bandit et délateur

Le procès de Daniel Jolivet pour deux meurtres au premier degré (prémédités) et deux meurtres au second degré (ceux des deux jeunes femmes, non prévus) s’ouvre donc à Longueuil ce 7 mars 1994.

Jacques Pothier, le procureur le plus expérimenté de la Rive-Sud, annonce sa preuve aux 12 jurés :

« Vous entendrez deux personnes, soit Riendeau et Bourgade (Gérard, un autre dont le nom disparaîtra de la liste des témoins), qui ont entendu l’accusé annoncer son intention de se débarrasser de deux des victimes, soit Leblanc et Lemieux, et faire en présence de ces deux-là certaines préparations pour ce crime-là. Riendeau vous dira ensuite que le lendemain du crime, il a rencontré Jolivet et que celui-ci lui a avoué avoir fait maison nette. Vous verrez aussi que Riendeau, à ce moment-là, a vu, en possession de l’accusé ou d’autres personnes sous son contrôle des stupéfiants, de la cocaïne qui provenait de chez les victimes. Et nous vous présenterons ensuite une preuve circonstancielle qui se rapporte partiellement à l’accusé, et une autre preuve circonstancielle, toutes sortes de petites circonstances qui vont venir vous montrer que les témoins Riendeau et Bourgade ne peuvent avoir inventé leur histoire et qu’elle est basée sur des faits indépendants que nous sommes en mesure de vous prouver. »

Cette preuve circonstancielle, c’étaient des relevés de téléphones cellulaires et de « pagettes » (téléavertisseurs) et une analyse technique des tours téléphoniques qui plaçaient l’accusé sur les lieux du crime, à Brossard, autour de minuit et peut-être plus tard. C’est-à-dire à l’heure du crime.

Tout dans ce procès repose sur Claude Riendeau. Le témoin central de l’accusation a été policier à Boucherville de 1975 à 1978, avant de quitter son poste dans des circonstances nébuleuses. Après divers boulots, il a rencontré celui qui allait le faire entrer profondément dans le monde criminel : Michel « Mike » Blass. Le frère du tristement célèbre Richard Blass vivait du prêt usuraire et arrondissait ses fins de mois en étant assassin à la solde du crime organisé.

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Blass (à gauche) le 3 février 1975, lorsqu’il se livre à la police de Montréal. Il est accompagné par son avovat Frank Shoofey.

Blass fut pour Riendeau un mentor aussi dans la délation. Mike Blass, en effet, est devenu un des plus célèbres « repentis » des annales judiciaires, ayant confessé 12 meurtres à gages transformés en « homicides involontaires » pour services rendus à la justice.

Dans les années 1980, Riendeau « collectait » les prêts pour Blass, en plus de participer à des hold-ups avec lui – au moins 20, disait-il.

Mais même s’il allait chercher l’argent chez une quarantaine de clients par semaine, Riendeau a dit à la cour qu’il n’usait jamais de menaces ou de violence.

Juste voir la face de Blass suffisait, a-t-il expliqué au jury.

Tout le monde connaissait la réputation de Blass, Riendeau le premier.

« Il se tenait avec [Yves] Apache Trudeau », a-t-il dit au jury. Trudeau, un des pires assassins des annales, est responsable à lui seul du nouveau régime d’encadrement des délateurs. En échange de sa collaboration avec la justice, on avait accepté qu’il plaide coupable à… 43 « homicides involontaires » pour des assassinats non résolus qu’il avait révélés aux policiers. Le scandale de cette entente douteuse avait été si énorme qu’on avait instauré par la suite un système de contrats avec l’État. Désormais, le délateur devait révéler tous ses crimes, connus ou inconnus de la police.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Le tueur à gages Yves « Apache » Trudeau escorté par des policiers en juillet 1986

C’est exactement ce type de contrat de « repenti » que Riendeau lui-même avait signé pour témoigner contre Jolivet.

En plus du shylocking et des hold-ups, Riendeau était trafiquant d’armes.

Il raconte s’être éloigné de Blass en devenant vendeur de cocaïne ; ses nouveaux associés n’aimaient pas trop son mentor. Lui-même accro au point d’avoir fait inscrire dans son contrat de délation une cure de désintoxication, il vendait de quatre à cinq kilos par semaine.

Fait rare, Riendeau avait déjà été délateur dans une affaire de meurtre, en 1987. Son complice dans un hold-up avait tué un policier. Riendeau avait témoigné contre lui et s’en était tiré avec quatre mois de prison.

Sept ans plus tard, il était à nouveau délateur dans une affaire de meurtres.

Riendeau explique au jury qu’il a connu Daniel Jolivet six ou sept mois avant les meurtres, en 1992. Jolivet était un voleur de camions-remorques. Il pouvait voler aussi bien des cargaisons de pneus que des quartiers de bœuf ou des cigarettes.

Jolivet travaillait pour Denis Lemieux, un trafiquant de coke majeur de la Rive-Sud. Ou disons plutôt qu’il faisait affaire avec Lemieux et son lieutenant, François Leblanc, qui recelaient ce que Jolivet volait. Lemieux avait des contacts dans les magasins, les restaurants et partout où il y avait moyen d’écouler la marchandise volée discrètement.

Riendeau avait fait un vol de remorque avec Jolivet, mais il était plutôt dans le trafic de coke. C’est comme ça qu’il a connu le dénommé Gérard Bourgade, un camionneur qui améliorait ses revenus en rapportant de la poudre des États-Unis.

Riendeau a beau être spécialisé dans la cocaïne, on ne lève pas le nez sur une occasion de faire une passe. Et il se trouve que Riendeau avait réussi à voler une « van » de 125 laveuses et sécheuses avec la complicité de Bourgade.

Denis Lemieux avait avancé 8000 $ à Riendeau et Bourgade pour la marchandise.

Mais Lemieux tardait à récupérer le stock d’électroménagers. Les deux voleurs (Riendeau et Bourgade), pris avec la remorque « chaude », s’impatientaient. Il fallait la déplacer.

Cinq jours avant les meurtres, le jeudi 5 novembre 1992, le camionneur Gérard Bourgade se fait arrêter par l’escouade antigang de la police de Montréal au moment où il tente de changer la remorque de cachette. Bourgade est accusé de vol et recel. Mais bizarrement, Riendeau, qui est au volant de la voiture de Bourgade, sans permis, en libération conditionnelle, manifestement complice de l’opération, est arrêté brièvement avant d’être relâché sans la moindre accusation.

Était-il déjà de mèche avec la police ? Est-il celui qui a vendu Bourgade ? Comment l’antigang les a-t-il trouvés ?

Bourgade et Riendeau ont maintenant un gros problème, et pas avec la police : le caïd Lemieux leur a acheté le stock pour 8000 $… Mais la police est partie avec. Pire : impatient de livrer la marchandise, Bourgade avait vendu la marchandise à quelqu’un d’autre pour 12 000 $.

Les deux voleurs doivent donc aller s’expliquer devant Lemieux et son lieutenant Leblanc.

Le rendez-vous est pris à la Cage aux sports, boulevard de la Concorde, à Laval, le lundi midi 9 novembre.

On devine que les commanditaires du vol ne sont pas de bonne humeur. C’est beaucoup plus que 8000 $ qu’ils perdent : c’est le profit facile qui s’en venait. S’il fallait en plus qu’ils apprennent que les deux ont revendu le stock une deuxième fois…

Ce qui s’est passé ce midi-là fait l’objet de versions contradictoires. Mais si quatre personnes ont été abattues la nuit suivante, c’est à cause de ce qui s’est dit ce midi-là dans ce restaurant de Laval.

Les individus impliqués

Deux des victimes

  • Denis Lemieux : important trafiquant de drogue de la Rive-Sud
  • François Leblanc : trafiquant de drogue, lieutenant de Denis Lemieux

Les protagonistes

  • Daniel Jolivet : coaccusé des quatre meurtres. Condamné à l’emprisonnement à perpétuité en 1994.
  • Paul-André St-Pierre : coaccusé des quatre meurtres
  • Claude Riendeau : ex-policier, trafiquant de drogue et d’armes, témoin principal contre Daniel Jolivet
  • Gérard Bourgade : camionneur, associé de Riendeau dans des vols de remorques et le trafic de cocaïne