La résolution du meurtre de l’adolescente Sharron Prior est bien plus qu’une identification par l’ADN du suspect. Il s’agit du premier cas québécois de généalogie génétique judiciaire, et sûrement pas du dernier.

Il y a bien aussi le cas de Marc-André Grenon, accusé l’an dernier du meurtre de Guylaine Potvin, commis à Jonquière en 2000. Mais le nom de Grenon était déjà auparavant apparu sur l'écran radar des policiers.

Dans le cas de Sharron Prior, la police n’avait personne dans sa ligne de mire.

Les évènements remontent à 1975, une époque où les techniques de prélèvement d’ADN n’existaient pas.

Ce soir du 29 mars 1975, Sharron, 16 ans, marchait tranquillement pour aller rejoindre ses amis dans une pizzeria de Pointe-Saint-Charles. Elle a été retrouvée morte trois jours plus tard dans un terrain vague de Longueuil, à moitié dévêtue.

PHOTO CHRISTINNE MUSCHI, LA PRESSE CANADIENNE

Yvonne Prior, mère de Sharron Prior, entourée de ses filles Moreen et Doreen, mardi, à Longueuil

Pendant presque 50 ans, une vingtaine de policiers ont bossé sur ce dossier, les uns après les autres. Une liste de 120 suspects a été dressée, sans qu’on ne parvienne à arrêter qui que ce soit.

L’enquêteur Éric Racicot, de la police de Longueuil, était le dernier d’une longue liste à avoir tenté de résoudre ce « cold case » – une des 37 affaires de meurtres non résolus de cette ville de la Rive-Sud.

Il a eu un avantage sur ses prédécesseurs : la technique de généalogie génétique.

Depuis cinq ans, plusieurs affaires célèbres ont été résolues, aux États-Unis et au Canada. Le « Golden State Killer », un tueur en série de Californie, a été identifié et condamné en 2020. Le meurtre de la petite Christine Jessop, 9 ans, commis en 1984 en Ontario, a été résolu en 2020.

Ces cas ont en commun ceci : la police a de l’ADN, mais pas de suspect – ou plus de suspect. En comparant le code génétique de l’assassin à ceux des banques d’ADN publiques (style Ancestry.com), on parvient à trouver un ancêtre – les participants acceptent l’utilisation de leur profil à des fins policières.

Avec cet ancêtre, on peut ensuite descendre l’arbre généalogique et trouver des parents contemporains. De là, on peut identifier ceux qui correspondent au profil, ceux qui vivaient dans la région, etc. Ainsi, on peut cibler une série de suspects.

(C’est beaucoup plus compliqué que ça, mais on n’a qu’une chronique…)

L’enquêteur Racicot a ainsi trouvé aux États-Unis la famille du suspect, qui a collaboré. L’homme, Franklin Romine, était mort à Verdun en 1982, mais enterré dans son village d’origine, en Virginie-Occidentale. Il avait été condamné plusieurs fois pour des crimes violents.

Avec un ordre de la cour, les policiers de Longueuil ont fait exhumer la tombe au début du mois de mai, saisi des os et prélevé des échantillons d’ADN. Résultat : c’était bien le même ADN que celui trouvé sur les vêtements de Sharron.

La journaliste Marie-Christine Bergeron a suivi le policier et explique l’enquête en détail dans un documentaire d’une heure diffusé sur Crave et le 2 juin sur Noovo (Ne repose pas en paix).

Les enquêteurs de Longueuil ont eu une grande chance : les responsables de l’enquête en 1975 ont été assez intelligents pour soigneusement conserver les vêtements de la victime. À l’époque, la technique des empreintes génétiques était inconnue, et plusieurs corps de police ont détruit ou mal conservé des éléments de scènes de crimes majeurs, ce qui les rendra impossibles à résoudre avec les techniques génétiques.

« Ça en fait un de réglé, mais il reste 36 “cold cases”, disait mardi Éric Racicot. Il y en aura sûrement d’autres dans les années à venir.

J’ai vu les premières causes criminelles impliquant la preuve par empreinte génétique au palais de justice de Montréal, dans les années 1990. C’est maintenant routinier, mais c’était toute une révolution à l’époque. Il fallait une quantité invraisemblable de « matériel génétique » (sang, sperme, cheveux, peau…). Les techniques contemporaines fonctionnent avec des prélèvements minuscules.

Il ne faut pas croire pour autant qu’on résoudra tous les dossiers anciens, ni même la majorité, avec ces techniques croisées de généalogie et d’ADN. Pour que ça fonctionne, il faut bien sûr qu’il y ait eu de l’ADN sur la scène de crime, qu’on l’ait conservé et que les banques généalogiques donnent un résultat suffisamment rapproché.

Je rappelle que le cas de Christine Jessop a donné lieu à une des plus célèbres erreurs judiciaires canadiennes : l’accusation de Guy Paul Morin pour ce meurtre d’enfant qu’il n’avait pas commis. L’ADN, nouvellement introduit en cour, l’a exonéré à son deuxième procès en 1992. Mais il a fallu 25 autres années pour trouver le vrai meurtrier.

En Grande-Bretagne, un homme vient d’être déclaré coupable du meurtre d’un enfant de 7 ans commis en 1992, encore là en utilisant de nouvelles techniques d’analyse de l’ADN. Dans ce dossier, un innocent avait aussi été accusé à tort, après avoir « avoué », au terme de trois jours d’interrogatoire. Il avait heureusement été acquitté.

Je rappelle que des dizaines de personnes condamnées à mort aux États-Unis ont été libérées grâce à des tests d’ADN prouvant leur innocence.

Ces nouvelles avancées sont donc réjouissantes, mais elles mettent en lumière les failles du système de justice, censé ne condamner les accusés qu’avec une preuve « hors de tout doute raisonnable »…

On sait depuis longtemps que les crimes les plus horribles donnent parfois lieu à un empressement à trouver un coupable, et à des condamnations injustes. Il n’y a pas toujours l’ADN à la rescousse.

La technologie elle-même n’est pas infaillible. En identifiant un suspect avec une supposée « certitude », elle peut elle-même mener à des erreurs judiciaires : l’ADN de plusieurs personnes peut être trouvé sur une scène de crime, sous plusieurs formes.

Mais pour l’heure, cette technique d’enquête vient de résoudre un crime qui hante une famille de Pointe-Saint-Charles depuis 48 ans. Un crime que plusieurs croyaient impossible à résoudre – mais certainement pas les sœurs et la mère de Sharron Prior, Yvonne Prior, qui n’ont jamais abandonné leurs recherches, et qui sont les autres héroïnes de cette histoire.