La juge en chef de la Cour du Québec persiste et signe : sa décision « plus que justifiée » de diminuer le nombre de jours où siègent les juges au criminel n’entraînera pas des milliers d’arrêts du processus judiciaire, comme le craint Québec. Dans une déclaration déposée en cour, Lucie Rondeau défend farouchement sa réforme et écorche le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette.

« Le ministre n’a proposé aucune solution pour répondre aux besoins accrus de la Cour découlant de l’évolution de la pratique judiciaire […] De plus [le ministre] n’a pris aucune mesure pour faire cheminer la demande d’ajout de ressources judiciaires », affirme la juge en chef dans une déclaration sous serment de 27 pages déposée à la Cour d’appel du Québec à la fin de novembre.

La juge Rondeau et le ministre Jolin-Barrette sont à couteaux tirés depuis des mois. Québec conteste devant les tribunaux la réforme de l’horaire des juges mise en place de façon « unilatérale » par la juge en chef cet automne. Cette « réorganisation » fait craindre à Québec une explosion des délais judiciaires qui risque de provoquer une « avalanche » d’arrêts du processus judiciaire en vertu de l’arrêt Jordan l’an prochain.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, lors de la rentrée parlementaire

Une enquête de La Presse a révélé le mois dernier que le système judiciaire était près du « point de rupture ». Les délais judiciaires ont explosé dans la dernière année en raison de la pénurie de personnel et de la réforme de la juge en chef. De nombreux acteurs clés du système judiciaire craignent ainsi le pire en 2023.

Modernisation du ratio des jours siégés

Dans sa déclaration, la juge en chef Rondeau défend la légitimité et la pertinence de sa réforme. L’ancienne formule, instaurée à une époque où les juges rendaient l’immense majorité de leurs décisions oralement, était devenue « désuète » et « compromettait une justice de qualité », soutient-elle.

Depuis des décennies, les juges de la Chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec siègent deux jours pour chaque jour de délibéré (ratio 2/1).

Or, depuis septembre, ils siègent moins souvent, soit un jour sur le banc pour un jour en délibéré (ratio 1/1). Une perte d’environ 4500 jours d’audience. Pour compenser, la juge en chef demande 41 nouveaux juges, mais le ministre refuse.

En raison de la complexification du droit, les juges au criminel et au pénal doivent consacrer énormément de temps à la rédaction de jugements écrits, explique-t-elle. Les contestations constitutionnelles en vertu de la Charte sont également beaucoup plus fréquentes qu’à l’époque, ce qui alourdit le travail des magistrats.

« Cette lourde charge de travail est susceptible de compromettre la qualité de la justice criminelle et pénale si les juges ne bénéficient pas du temps nécessaire pour l’accomplir. Cette situation a d’ailleurs été décriée par de nombreux collègues depuis plusieurs années », relève la juge en chef.

« Il est manifeste que [les juges] ont ressenti une énorme pression et ont continuellement manqué de temps », rapporte d’ailleurs la juge en chef adjointe Chantale Pelletier dans sa déclaration sous serment.

Un retour en arrière ne changerait rien

Selon la juge Rondeau, le nouveau ratio est un succès : les juges entrevoient enfin être « en mesure de satisfaire les impératifs de qualité de la justice criminelle et pénale ». De plus, aucun arrêt du processus judiciaire n’a été prononcé à ce jour en raison d’un manque de juges, souligne-t-elle.

Il est « hautement spéculatif », renchérit-elle, de lier le nouveau ratio à un risque accru d’arrêts du processus pour délais déraisonnables en vertu de l’arrêt Jordan. La juge en chef adjointe Pelletier ajoute que « rien » ne porte à croire que ce nombre « risque d’augmenter » en raison des mesures déployées par la Cour du Québec.

D’autre part, selon la juge en chef adjointe Pelletier, le retour à l’ancien ratio ne changerait « en rien le manque chronique de juges ».

[Le retour en arrière préconisé par Québec] entraînerait inexorablement des délais tout aussi importants puisque les juges ne seraient pas en mesure d’accomplir leurs tâches à l’intérieur de leurs assignations en vertu de ce ratio.

La juge en chef adjointe Chantale Pelletier

Deux juges retraités de la Cour du Québec ont soumis des déclarations sous serment en appui à Lucie Rondeau devant la Cour d’appel.

Ainsi, le juge suppléant René de la Sablonnière – et ancien juge en chef associé de 2002 à 2009 – raconte que dans les années 1970 et 1980, les juges pouvaient mener deux à trois procès par jour et rendre des décisions orales sur le banc de 80 à 90 % du temps. Dans les années 2000, la pratique judiciaire a « considérablement changé », ajoute-t-il.

« Le ratio 2/1 est devenu désuet face à la réalité moderne du droit criminel et pénal », conclut le juge retraité Rémi Bouchard, qui était juge en chef associé en 1988 de l’ancienne Cour des sessions de la paix.

La Cour d’appel devrait entendre le litige en 2023.