La Ville de Montréal voulait protéger des immeubles abordables de la spéculation, mais deux promoteurs ont trouvé le moyen d’en profiter pour empocher plus d’un demi-million, sans faire une seule transaction. L’administration Plante souhaite une enquête.

Des professionnels de l’immobilier s’indignent de leurs démarches qu’ils qualifient de « malhonnêtes » et de « commissions déguisées » versées en échange d’un prix gonflé. Les promoteurs défendent leurs actions et assurent qu’elles respectent les pratiques commerciales normales.

Depuis le début de l’année 2023, la société à numéro appartenant à Evan Paperman et à Maximilian Cukier a fait plusieurs offres d’achat à prix élevés sur des immeubles soumis au droit de préemption de la Ville de Montréal, a appris La Presse. Le droit de préemption municipal, instauré en 2020, permet à une ville de se substituer à toute personne qui souhaite acheter un immeuble pour lequel elle a déclaré un intérêt. La Ville doit payer le prix offert.

Les offres de MM. Paperman et Cukier prévoyaient de généreuses indemnités de la part du vendeur pour eux-mêmes si la Ville de Montréal achetait le bâtiment. Tellement généreuses qu’elles pourraient constituer des commissions cachées pour faire mousser le prix payé, selon deux professionnels.

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Les promoteurs Evan Paperman et Maximilian Cukier ont empoché 130 000 $ quand la Ville de Montréal a fait l’acquisition du 7120, rue d’Iberville, dans Villeray.

Selon les clauses prévues aux différentes offres d’achat consultées par La Presse, l’entreprise des deux promoteurs, 13962296 Canada Inc., a ainsi eu droit à :

  • 250 000 $ lorsque Montréal a décidé de se substituer à son offre pour acheter un immeuble de logement de la rue Gordon, à Verdun, en juin dernier (prix payé : 8,1 millions ; évaluation municipale : 3,9 millions) ;
  • 130 000 $ lorsque Montréal a décidé de se substituer à son offre pour acheter un plex de la rue d’Iberville, dans Villeray, en octobre dernier (prix payé : 1,6 million ; évaluation municipale : 1,2 million) ;
  • 200 000 $ lorsque Montréal a décidé de se substituer à son offre pour acheter une maison sur le boulevard Gouin Ouest, dans Pierrefonds, en novembre dernier (prix payé : 4 millions ; évaluation municipale : 2,1 millions).

La société à numéro a effectué trois autres offres d’achat, auxquelles Montréal a refusé de se substituer. Ces transactions ont toutes avorté, ont confirmé les promoteurs.

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Le 20392, boulevard Gouin Ouest, dans Pierrefonds

La Presse avait déjà révélé que la Ville de Montréal payait souvent extrêmement cher pour ses acquisitions immobilières. Un entrepreneur mettait justement la Ville en garde dans nos pages cet automne : « Tous les propriétaires de maisons de chambres se préparent à se faire donner de fausses offres d’achat pour pouvoir les faire matcher par la Ville », assurait Louis Boucher.

« Offres de complaisance »

Dans une déclaration écrite, le président de 13962296 Canada Inc. a défendu son action.

« Les frais prévus aux offres d’achat qui n’iront pas de l’avant suite à la décision de la Ville d’acquérir la propriété sont payés par le vendeur et n’influencent en rien le prix de la vente, qui est d’ailleurs jugé acceptable par les autorités municipales », a indiqué Evan Paperman. « Ces frais, courants dans les transactions commerciales, sont déterminés pour tenir compte de l’ensemble du travail de nos équipes internes d’experts, du temps consacré au dossier et du coût d’opportunité. »

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Evan Paperman

Pour ce qui est des trois propriétés pour lesquelles la Ville n’a pas exercé son droit de préemption, les ventes ne se sont pas conclues, car les immeubles n’ont pas satisfait l’ensemble de nos critères en matière d’inspection du bâtiment, des règles de zonage, du potentiel architectural, de la qualité du terrain et des exigences relatives au stationnement.

Evan Paperman, dans une déclaration écrite

Mais selon l’avocat en droit immobilier Jean-Maxim LeBrun, de Dunton Rainville, et le courtier immobilier Simon Boyer, propriétaire de la firme Landerz, la situation est hautement suspecte.

Certaines offres d’achat peuvent effectivement prévoir une indemnisation pour l’acheteur potentiel en cas d’échec, notamment pour éponger des coûts d’expertise ou de temps perdu. Mais les sommes en cause dans les offres des deux promoteurs n’ont aucune commune mesure avec les standards de l’industrie.

« Ça ressemble beaucoup à des offres de complaisance qui sont seulement là pour mousser le prix », a ainsi évalué MLeBrun en entrevue téléphonique. « Pour moi, le ‟break fee”, c’est comme une commission déguisée pour essayer de faire monter le prix. »

L’avocat a comparé la situation à un vendeur qui paierait un tiers pour faire monter les prix dans un encan, sans intention réelle d’acheter quoi que ce soit.

« Il faut que les frais de rupture soient conséquents avec les véritables vérifications qui ont lieu sur l’immeuble », a souligné le courtier Simon Boyer, qui a lui-même été impliqué dans des transactions de terrains couverts par un droit de préemption.

« Ça soulève des questions importantes sur la stratégie qui est mise en place, a-t-il poursuivi. Il y a quelque chose de malhonnête dans la stratégie mise en place par le vendeur et l’acheteur pour tirer avantage de la situation. »

La Ville se défend

La Ville de Montréal avait déjà mis au jour l’existence d’un modus operandi dans les dernières semaines et a effectué un signalement aux autorités compétentes aux fins d’enquête, a indiqué vendredi Benoit Dorais, l’élu chargé de l’habitation dans l’équipe de la mairesse. Il s’est exprimé par l’entremise d’une déclaration écrite. Selon une source près du dossier, Montréal a alerté la police.

« On achète les immeubles, comme des maisons de chambres, qui abritent ceux qui sont le plus à risque d’être à la rue, pour empêcher qu’ils soient revendus, transformés et vendus à fort prix », a précisé M. Dorais, justifiant la décision de continuer à préempter des offres de MM. Paperman et Cukier.

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Benoit Dorais, responsable de l’habitation à la Ville de Montréal

On le fait pour sauver des vies, c’est une réponse directe aux hausses abusives des loyers et à la crise des vulnérabilités. Pour nous, c’est un levier essentiel pour renforcer notre filet social.

Benoit Dorais, responsable de l’habitation à la Ville de Montréal

L’élu a ajouté que Montréal réfléchissait à la possibilité de demander des changements législatifs pour baliser les frais d’indemnisation.

L’opposition officielle voit les choses différemment.

« Nous sommes choqués de voir que l’argent des contribuables sert à engraisser les poches de propriétaires immobiliers qui spéculent sur des terrains que la Ville veut acheter pour développer des logements sociaux et abordables », a réagi Julien Hénault-Ratelle, porte-parole de l’opposition officielle en matière d’habitation. « Ça fait depuis 2019 qu’Ensemble Montréal alerte l’administration Plante que l’utilisation du droit de préemption peut mener à des dérapages spéculatifs. Projet Montréal a décidé de foncer quand même la tête baissée. »

L’opposition souhaite que la vérificatrice générale se saisisse du dossier.

En 2023, Montréal a effectué dix acquisitions par l’entremise de son droit de préemption, dont huit maisons de chambres.

Le droit de préemption en quatre étapes

  1. Par un vote du conseil municipal, la Ville inscrit un droit de préemption sur un immeuble. Cette inscription n’a pas d’impact sur la propriété de l’immeuble.
  2. Un acheteur potentiel fait une offre sur l’immeuble et s’entend sur un prix avec le propriétaire. Ce dernier doit transmettre l’offre d’achat à la Ville.
  3. La Ville de Montréal dispose de 60 jours pour décider si elle veut se substituer à l’acheteur potentiel et acquérir l’immeuble au prix déjà convenu. Aucune négociation n’est possible.
  4. En cas de refus de la Ville, la transaction entre acheteur et propriétaire peut aller de l’avant. En cas de préemption, c’est la Ville qui deviendra propriétaire après le paiement du prix d’achat.