« La journée où vous démantelez ma tente, vous allez me tuer. »

C’est le second hiver qu’Alain Goyette passe dehors.

Cette année, le sexagénaire est mieux équipé. Le grand barbu aux joues creuses nous montre fièrement la génératrice qu’il vient de se procurer. Son voisin de campement en bénéficie aussi, tant qu’il contribue à payer l’essence.

Dissimulée dans un bosquet enneigé, à l’intersection de l’avenue Christophe-Colomb et du boulevard Crémazie, dans le quartier Villeray, l’installation d’Alain et de ses deux compagnons d’infortune ne « dérange personne », fait-il valoir.

Le trio n’a qu’à faire quelques pas pour tendre son verre de carton vide aux fenêtres des automobilistes immobilisés au feu rouge. C’est précisément pour cela que M. Goyette y a piqué sa tente. Il vit dans la crainte d’être chassé à tout moment.

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Alain Goyette demandant de l’argent à des automobilistes

Des données inédites compilées par La Presse dans les 19 arrondissements de Montréal permettent de brosser un tout premier portrait de la situation des campements dans la métropole. Depuis le début de l’année, la Ville a démantelé au moins 460 campements de sans-abri, dont 420 dans Ville-Marie. Seulement pour cet arrondissement, c’est quatre fois plus qu’en 2021. « La majorité de ces opérations concernent des campements mineurs, d’une à cinq tentes », précise l’arrondissement dans un courriel.

Le même campement peut avoir été démantelé plus d’une fois.

On compte aussi une vingtaine de démantèlements sur le Plateau Mont-Royal et sept dans Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce en 2023. Il y en a eu trois dans Mercier–Hochelaga-Maisonneuve et deux dans Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension ; mais ces arrondissements précisent ne pas faire de décompte systématique. Il s’agit donc de données partielles. La dizaine d’autres démantèlements, lorsqu’ils ont été comptabilisés, ont eu lieu un peu partout dans le reste de l’île.

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Campement temporaire en plein cœur du centre-ville de Montréal

Toujours selon notre compilation, à Montréal, plus d’une trentaine d’autres camps ont été répertoriés sans être démantelés par les autorités. Ce nombre est grandement sous-évalué, puisque la majorité des arrondissements ne répertorient pas le nombre de campements, souvent cachés, érigés sur leur territoire lorsqu’ils ne sont pas démantelés. Ceux qui le font n’ont pas tous la même terminologie ni la même méthodologie.

Pas juste au centre-ville

Loin des quartiers centraux, des arrondissements constatent la présence d’itinérants pour la première fois.

À Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles, on parle d’un « nouveau phénomène ». « Cinq interventions ont été faites dans cinq lieux différents, pour accompagner les personnes vulnérables vers des ressources sociales appropriées avant qu’un démantèlement ne soit nécessaire », indique un porte-parole.

Dans Saint-Léonard, deux campeurs « individuels » ont été répertoriés dans deux parcs différents plus tôt cette année. À Lachine, on a observé des « cas individuels » installés sur le domaine public qui ont été « traités au fur et à mesure, en collaboration avec des organismes communautaires ». Saint-Laurent, lui, a fait démanteler l’abri d’une personne installée sur le terrain d’une bibliothèque.

Dans Ahuntsic-Cartierville, des itinérants ont planté leur tente dans des parcs où il n’y en avait jamais eu auparavant. Début décembre, La Presse a notamment observé trois tentes dans le parc Saint-Alphonse, dans lesquelles vivaient au moins deux hommes.

Questionné sur le phénomène, l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville – comme plusieurs autres – répond qu’il ne tient pas le compte des campements. LaSalle, par exemple, dit aussi ne détenir « aucune statistique » sur le nombre de campements existant sur son territoire en précisant que ces situations sont prises en charge par des agents du poste de police de quartier. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a indiqué à La Presse ne pas tenir de statistiques non plus sur le sujet.

Des données incomplètes

« Comment peut-on avoir un plan de match concerté si on n’a pas de portrait d’ensemble de la crise ? », demande le porte-parole de l’opposition officielle en matière d’itinérance à la Ville de Montréal, Benoit Langevin. La Ville avance de façon « aveugle, voire amnésique », en arrivant à l’hiver chaque année en « découvrant » que des gens dorment dehors, déplore-t-il. L’opposition propose de doubler, de 6 à 12 millions, le budget consacré à l’itinérance.

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Campement temporaire en plein cœur du centre-ville de Montréal

C’est Québec – par l’entremise du ministère de la Santé et des Services sociaux et de ses CIUSSS – qui a « la capacité » de dresser un portrait global, affirme la responsable de l’inclusion sociale et de l’itinérance au comité exécutif de la Ville de Montréal, Josefina Blanco.

Les CIUSSS montréalais joints par La Presse n’avaient pas davantage de statistiques à offrir.

La Ville « n’est pas dans une recherche systématique des campements ; on va agir selon les signalements », précise Mme Blanco, tout en étant « très consciente de ce qui se passe sur le terrain ».

Une « veille collective sur le territoire » s’effectue en collaboration avec les arrondissements et les organismes communautaires pour « connaître les besoins des personnes et les soutenir », assure l’élue municipale.

À Montréal, « c’est tendu », remarque la professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal Sue-Ann MacDonald. Selon elle, il y a « beaucoup d’incohérences » entre le discours public des autorités et la façon dont la crise est gérée sur le terrain.

Les démantèlements à répétition ne font que fragiliser des gens déjà vulnérables en les forçant à se réinstaller ailleurs, dans des lieux plus éloignés, plus cachés, et cela va exacerber leur méfiance envers les autorités, souligne l’experte des enjeux liés à l’itinérance.

« D’une violence incompréhensible »

Aux yeux des autorités municipales, « les campements urbains ne sont pas une solution durable, sécuritaire, digne de notre société riche et solidaire ».

« Nous travaillons en collaboration avec le réseau de la santé et des services sociaux et les organismes sur le terrain pour offrir aux gens dans les campements un accompagnement vers les ressources d’aide pour que ces personnes soient en sécurité, au chaud et aient ultimement un toit au-dessus de leur tête », explique Mme Blanco, qualifiant la collaboration avec le ministre délégué aux Services sociaux, Lionel Carmant, et ses équipes de « très bonne ».

La Ville opte toujours pour une approche humaine auprès de ces personnes, avec un temps d’intervention leur permettant de se relocaliser et de contacter des organismes d’aide, ajoute l’élue responsable du dossier de l’itinérance au comité exécutif.

Il y a de beaux discours. Les gens veulent faire quelque chose, on veut construire des logements, on veut que ce soit accessible, mais quand vient le temps de respecter les droits de la personne et les désirs de la personne, là, il y a vraiment des failles.

Sue-Ann MacDonald, professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal

« Les gens perdent des biens, des choses vraiment importantes pour eux dans leur vie », en plus de leur communauté qui s’est créée, « c’est d’une violence incompréhensible », poursuit Mme MacDonald. « Mettre des gens dehors quand ils sont déjà dehors, c’est quoi le but ? demande la professeure de l’Université de Montréal. Plaire aux autres résidants du quartier, aux commerçants ? »

« Il va falloir qu’un moment donné, ça cesse, parce que ces gens-là sont pris dans un étau, dans un cercle vicieux, et on ne répond pas à leurs besoins de base », ajoute sa consœur Caroline Leblanc, candidate au doctorat en santé communautaire à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke.

« Pour toutes sortes de raisons légitimes », plusieurs n’ont pas recours aux refuges d’urgence, rappelle la chercheuse. Or, actuellement, dans la métropole, « on n’est même pas en mesure de leur fournir de l’eau, des installations sanitaires » dans les campements. « Il y a un problème », insiste Mme Leblanc.

Alain Goyette, lui, déménagerait demain matin dans un HLM si on lui en offrait un.

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Alain Goyette

« Mes genoux sont finis. J’attends une opération, mais je ne peux pas faire ma convalescence ici », lâche-t-il en désignant sa tente d’un mouvement de la tête.

Avec « ma petite pension de vieillesse, je ne peux pas payer 800 $ pour un et demie ». Si jamais la mairesse Valérie Plante veut lui rendre visite pour lui en jaser, elle est la bienvenue. « Elle vient de Rouyn, pis moi, de Val-d’Or. Là-bas, tout le monde se parle », dit-il avant de se remettre à quêter dans l’anonymat urbain, à l’ombre de la Métropolitaine.