À partir du 1er janvier prochain, les usagers des 45 bibliothèques publiques de Montréal pourront être expulsés et mis à l’amende si leur hygiène est jugée déficiente, a appris La Presse. La nouvelle disposition indigne des regroupements d’aide aux personnes itinérantes de Montréal, dont le RAPSIM, qui y voit une « dérive très inquiétante » des institutions publiques de la métropole.

« C’est outrageant ! », lance d’emblée Annie Savage, directrice du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). « C’est une tendance, dans beaucoup de lieux publics – donc payés avec nos fonds –, de dire que ce n’est pas leur rôle d’accueillir les personnes en situation d’itinérance. C’est extrêmement choquant et alarmant. »

La mesure controversée fait partie d’un nouveau projet de règlement relatif aux bibliothèques que les arrondissements déposent ou adoptent tour à tour ces jours-ci. Il sera désormais interdit « d’avoir une hygiène corporelle qui incommode les autres usagers ou le personnel ».

Les fautifs seront passibles d’expulsion et d’une amende de 350 $ à 1000 $ lors d’une première infraction. En cas de récidive, les sanctions prévoient un bannissement d’un mois et une facture de 3000 $.

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La bibliothèque Saint-Henri, dans l’arrondissement du Sud-Ouest, dont le conseil d’arrondissement a donné le feu vert à la nouvelle disposition sur l’hygiène dans les bibliothèques

Huit conseils d’arrondissement, dont ceux d’Anjou, du Sud-Ouest et de Ville-Marie – dont Valérie Plante est la mairesse –, ont donné leur feu vert. Neuf autres doivent le faire d’ici la mi-décembre, tandis que les deux derniers arrondissements déposeront une motion prochainement.

À la suite des questions de La Presse, l’administration Plante a affirmé qu’elle comptait modifier la formulation de la nouvelle disposition sur l’hygiène, qui « ne reflète absolument pas [sa] volonté d’inclusion dans les espaces publics de la ville ».

Pourtant, Mme Plante, en tant que mairesse de Ville-Marie, est membre du conseil de cet arrondissement. Celui-ci a adopté le règlement litigieux le 7 novembre dernier.

Une question « arbitraire »

Pour Annie Savage, directrice du RAPSIM, la question de l’hygiène corporelle est « extrêmement arbitraire ».

« Je ne vois pas comment le personnel des bibliothèques va être en mesure d’appliquer ce règlement-là sans qu’il y ait des débordements et de l’abus », souligne la directrice.

C’est sûr qu’on rentre dans une zone extrêmement propice à la stigmatisation des personnes les plus marginalisées.

Annie Savage, directrice du RAPSIM

Une vision partagée par Céline Bellot, directrice de l’Observatoire des profilages de l’Université de Montréal. « Qui a le pouvoir de décider qui sent bon et qui ne sent pas bon ? C’est choquant parce que c’est une répression de l’accès à l’espace public, juge-t-elle. On s’appuie sur des stéréotypes pour mener à une pénalisation des personnes. »

À la Ville, on dit vouloir fournir « un guide d’accompagnement aux gestionnaires, leur permettant d’appliquer en tout temps la réglementation de façon humaine, sensible et respectueuse ».

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La bibliothèque Réjean-Ducharme, dans l’arrondissement du Sud-Ouest

« Les bibliothèques de Montréal, comme tous les lieux publics de la métropole, se veulent des lieux inclusifs, sécuritaires et accueillants pour tout le monde », assure par écrit Catherine Cadotte, attachée de presse principale du cabinet de la mairesse.

« Néanmoins, nous reconnaissons que plusieurs situations délicates et complexes vécues par le personnel des bibliothèques nécessitent d’être mieux encadrées. »

Un règlement dit « nécessaire »

Dans une justification utilisée par plusieurs arrondissements avant le vote, le nouveau règlement est considéré comme « nécessaire afin d’éviter des situations délicates avec les usagers des bibliothèques ».

Dans leur présentation du projet de règlement, les conseils d’arrondissement ont soutenu que celui-ci respectait les politiques de la Ville.

« Ce dossier contribue à l’atteinte des résultats de Montréal 2030, soit d’offrir à la population montréalaise des milieux de vie sécuritaires et de qualité. »

Or, ce même plan stratégique précise aussi que la Ville doit « favoriser le lien social et assurer la pérennité du milieu communautaire et des services et infrastructures inclusifs répartis équitablement sur le territoire ».

Sans compter que dans son Plan d’action solidarité, équité et inclusion 2021-2025, la Ville de Montréal s’engage à offrir « un accès à des services de qualité et de proximité sans égard [au] statut ou [aux] conditions [des citoyens] ».

Un lieu de socialisation

Un premier code de conduite commun a été entériné par les bibliothèques publiques du réseau montréalais il y a 10 ans. Les conseils d’arrondissement expliquent « que les comportements des usagers des bibliothèques évoluent au fil des ans et que le personnel des bibliothèques doit faire face à des situations qui n’ont pas été prévues dans le règlement entériné en 2014 ».

Dans les dernières années, les bibliothèques se sont détournées du seul prêt de livres pour devenir des lieux de socialisation et de développement communautaire. Les personnes en situation d’itinérance sont nombreuses à converger dans ces refuges publics en quête de chaleur, de sécurité ou d’un accès à l’internet.

En septembre, l’Association des bibliothèques publiques du Québec a déposé un mémoire invitant à favoriser l’embauche d’intervenants sociaux dans les bibliothèques pour faire face à ces nouveaux défis. La bibliothèque de Drummondville a été la première à implanter ce nouveau modèle au Québec.

Lisez « La bibliothèque comme refuge »

Au Mouvement pour mettre fin à l’itinérance, on estime que « le fait d’exclure [une personne marginalisée] n’est jamais une solution constructive ».

« Même si tout le monde remet le problème au suivant, ces personnes ne disparaîtront pas », souligne Julie Grenier, porte-parole du Mouvement.

On a une responsabilité collective, parce qu’on est face à des problématiques collectives qui font en sorte qu’autant de gens sont dans cette situation de vulnérabilité.

Julie Grenier, porte-parole du Mouvement pour mettre fin à l’itinérance

Pas qu’une question d’hygiène

Outre la question de l’hygiène, le fléau des punaises de lit fait aussi l’objet d’un paragraphe dans la nouvelle mouture du règlement. Il sera désormais prohibé « de fréquenter les bibliothèques ou de participer à une activité organisée par ces dernières en ayant des punaises de lit sur soi ou sur les objets en sa possession ou lorsqu’une infestation de punaises de lit est active dans son lieu de résidence ».

En 2018, des sections de la Grande Bibliothèque – qui ne fait pas partie du réseau des Bibliothèques de Montréal – avaient été fermées en raison d’une infestation d’insectes piqueurs dans des centaines de fauteuils. Plutôt que de légiférer, la direction avait choisi d’installer des sièges antiparasitaires et d’intensifier ses traitements préventifs.

En fait, dès 2015, la Grande Bibliothèque a embauché une personne responsable de favoriser la cohabitation entre tous ses usagers, y compris les plus vulnérables. Les gardiens de sécurité ont notamment été formés pour interagir avec les personnes itinérantes, rapportions-nous récemment dans un article.

Lisez « La Grande Bibliothèque inclut les personnes itinérantes »

L’initiative d’actualisation du règlement relatif aux bibliothèques de Montréal découle de la Table des chefs de section des bibliothèques. Les recommandations ont ensuite été soumises aux directeurs culture, sports, loisirs et développement social des 19 arrondissements, puis à l’approbation des conseils.

Chaque bibliothèque du réseau doit assurer l’application du règlement « afin d’éviter qu’un usager qui contrevient à l’une ou l’autre des règles de conduite dans une bibliothèque puisse se déplacer et continuer à contrevenir aux règles de conduite dans d’autres bibliothèques du réseau », explique-t-on dans les procès-verbaux de plusieurs conseils d’arrondissement.

Mis à part les enjeux d’hygiène, des modifications mineures ont été apportées au code de conduite. Si l’ancien règlement prohibait déjà toute forme de harcèlement, la nouvelle mouture ajoute par exemple l’interdiction d’exercer toute forme « d’intimidation ou de menace envers les autres usagers ou le personnel de la bibliothèque ».

Des règlements ailleurs au Québec

Il est à noter que les codes de conduite de nombreuses bibliothèques partout au Québec encadrent l’hygiène des usagers. La bibliothèque publique de Westmount note dans son code de conduite que « les personnes dont l’hygiène corporelle fait l’objet de plaintes seront invitées à quitter les lieux ». « Ayez une tenue vestimentaire convenable et une hygiène corporelle qui n’incommode pas les autres personnes », demande le Code de responsabilités de l’usager de la Bibliothèque de Québec. En matière de « respect d’autrui », le code de conduite de la Grande Bibliothèque énonce que « tout usager s’engage à avoir une tenue vestimentaire et une hygiène adéquates ». Toutefois, contrairement aux autorités montréalaises, ces Villes ou institutions ne prévoient pas de sanctions pénales en cas d’infraction.

Une version antérieure de ce texte mentionnait qu’un règlement relatif aux bibliothèques publiques de Laval interdisait d’« avoir une hygiène corporelle qui incommode les usagers ou le personnel de la bibliothèque ». Or, ce passage fait référence à un règlement de 2015 qui a été remplacé en 2020. La mention d’« hygiène » a disparu complètement. Nos excuses.

D’autres initiatives visant à exclure des personnes itinérantes

Davantage de constables spéciaux à la STM

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Constables spéciaux patrouillant dans le métro de Montréal

La Société de transport de Montréal (STM) a annoncé l’ajout de 20 nouveaux constables spéciaux et de 8 intervenants sociaux cet hiver dans le réseau de métro. La mesure vise à « maintenir un sentiment de sécurité chez tous les utilisateurs du métro », a expliqué Jocelyn Latulippe, directeur Sûreté et sécurité incendie pour la STM, sur les ondes de Radio-Canada mardi. « Le métro de Montréal n’est pas un refuge », a-t-il aussi précisé. Pour Annie Savage du RAPSIM, la STM s’est dotée des mécanismes qui vont lui permettre de déplacer les personnes vulnérables tout l’hiver, quitte à ce qu’elles se retrouvent dehors. « On peut se demander si les personnes en situation d’itinérance ont encore leur place dans l’espace public », observe-t-elle.

Des toilettes verrouillées à l’UQAM

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

L’Université du Québec à Montréal

Depuis le printemps dernier, des cartes étudiantes magnétiques sont nécessaires pour accéder à certaines toilettes de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), située en plein cœur du centre-ville. Dans les pages du journal étudiant Montréal Campus, plusieurs associations étudiantes ont jugé la mesure anti-itinérants. Cependant, depuis l’installation des lecteurs, le nombre d’interventions des équipes d’entretien de plomberie liées à « des incidents et des dégâts » a chuté de 30 %, indiquait Jenny Desrochers, directrice des relations de presse de l’UQAM, dans le même article. « En plein centre-ville, l’UQAM est censée être un pôle de démocratie, c’est extrêmement alarmant », dénonce Mme Savage.

Lisez l’article du Montréal Campus

Des bancs barricadés au métro Bonaventure

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Panneaux de contreplaqué installés par la STM pour bloquer l’accès aux bancs du métro Bonaventure, en février 2021

En février 2021, au milieu de l’hiver, des panneaux de contreplaqué ont été installés par la STM pour bloquer l’accès aux bancs qui servaient aux itinérants, rapportait alors La Presse. La STM avait assuré que la mesure avait été adoptée en contexte pandémique, « pour améliorer la fluidité dans ce corridor et contribuer au respect d’une distanciation physique adéquate, en respect des consignes sanitaires en vigueur », avait indiqué Philippe Déry, conseiller en relations publiques de la STM.

Lisez « Métro Bonaventure : des bancs utilisés par des sans-abri condamnés par la STM »

Pas que des mesures récentes

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Le parc Émilie-Gamelin, dans Ville-Marie

Ce n’est pas la première fois que la Ville de Montréal impose des restrictions critiquées dans l’espace public visant les personnes itinérantes. En 2008, les 15 derniers parcs de Ville-Marie ouverts la nuit, dont les parcs Émilie-Gamelin et Viger, avaient cessé d’être accessibles une fois la nuit tombée. La mesure avait été considérée comme « une violation du droit à l’accès, sans discrimination, au domaine public [qui] porte atteinte au droit des personnes itinérantes à la dignité et à la liberté », selon un rapport de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse de 2009.

Lila Dussault, La Presse