Québec soupèse la possibilité d’attribuer à l’industrie forestière des volumes de bois à récolter dans des secteurs pourtant visés par des mesures de protection du caribou forestier, a constaté La Presse.

Des massifs forestiers « névralgiques » pour l’espèce se retrouvent ainsi parmi les « secteurs d’intervention potentiels » identifiés dans la planification des coupes forestières du ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF) pour la période 2023-2028, notamment sur la Côte-Nord.

Ils pourraient donc être coupés malgré les « mesures intérimaires » qui devaient les mettre à l’abri de toute exploitation forestière en attendant l’élaboration de la stratégie de rétablissement du caribou, que le gouvernement Legault s’est engagé à livrer en juin prochain.

Ces mesures de protection ont été instaurées parce que ces massifs offrent « un habitat de haute qualité » pour le caribou, sont « peu perturbés » ou représentent un « fort potentiel de restauration », de l’aveu même du MRNF, sur son site internet.

Des coupes sont notamment à l’étude dans le secteur du réservoir Pipmuacan, où La Presse avait observé des caribous, le printemps dernier, et que la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards appelait à protéger sans délai dans son rapport publié l’été dernier.

La ministre des Ressources naturelles et des Forêts, Maïté Blanchette Vézina, nie toutefois que ce soit le cas, son cabinet affirmant que les coupes envisagées « touchent des secteurs qui se trouvent à l’extérieur de ceux attribués par les mesures intérimaires », bien que les cartes de son propre ministère montrent le contraire.

La planification des coupes forestières du MRNF, appelée « plans d’aménagement forestier intégré opérationnels » (PAFIO) dans le jargon forestier, fait l’objet de consultations publiques régionales, depuis l’automne.

« Un peu gênant »

La possibilité d’effectuer des coupes dans des secteurs fréquentés par le caribou intervient au moment où certains acteurs du secteur forestier font pression sur Québec pour reporter de cinq ans les mesures de protection qui pourraient entraîner une baisse des volumes de bois récoltés.

« Il y a comme une convergence d’éléments qui semblent s’aligner », observe le biologiste Pierre Drapeau, professeur à l’Université du Québec à Montréal et cotitulaire de la Chaire UQAT-UQAM en aménagement forestier durable.

Or, si l’industrie est souvent perçue « comme étant le gros méchant là-dedans, c’est le gouvernement qui a le plein contrôle », rappelle-t-il, estimant qu’il serait ainsi « un peu gênant » que le ministère des Forêts aille de l’avant avec des coupes dans des secteurs que le ministère de l’Environnement envisage de protéger définitivement.

C’est un peu comme dire "on va faire une aire protégée à tel endroit, mais laissez-nous aller couper avant".

Pierre Drapeau, cotitulaire de la Chaire UQAT-UQAM en aménagement forestier durable

La situation donne l’impression que le ministère des Forêts tente de récolter le plus de bois possible avant l’implantation de mesures de protection permanentes pour le caribou, estime aussi le biologiste Martin-Hugues St-Laurent, professeur à l’Université du Québec à Rimouski et expert du caribou.

« C’est ce qu’on a fait depuis 25 ans », lance-t-il, soulignant à titre d’exemple que la situation de la harde de caribous du Pipmuacan n’était pas aussi précaire il y a 10 ans.

On met de l’avant toutes sortes de méthodes pour continuer d’affaiblir certaines populations en priorisant l’industrie forestière, en récoltant le bois, et après on se tourne de bord et on dit « ici, les probabilités de [rétablissement] sont moins élevées, alors on va sacrifier ces populations-là.

Martin-Hugues St-Laurent, professeur à l’Université du Québec à Rimouski et expert du caribou

Des munitions pour Ottawa

D’éventuelles coupes dans les secteurs protégés donneraient des munitions au gouvernement fédéral pour intervenir par décret pour protéger le caribou, estime Pier-Olivier Boudreault, directeur de la conservation à la section québécoise de la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec).

« Le secteur Pipmuacan est clairement un des premiers secteurs où le gouvernement fédéral pourrait intervenir », dit-il, soulignant que la harde de caribous qui y vit est très menacée et que les Innus de Pessamit proposent de créer une aire protégée dans ce secteur.

On sort de la COP15 […], le premier ministre a dit que les projets d’aires protégées autochtones allaient être prioritaires ; il y en a un, là, livré sur un plateau d’argent.

Pier-Olivier Boudreault, directeur de la conservation à la section québécoise de la Société pour la nature et les parcs

La situation inquiète aussi Nature Québec, indique l’ingénieure forestière Marie-Ève Desmarais, membre de la commission forêts de l’organisme.

« On aurait pensé que le Ministère aurait évité ces secteurs-là, au moins d’ici le dévoilement de la stratégie [de rétablissement du] caribou », dit-elle, regrettant que le gouvernement « s’enlève des marges de manœuvre ».

Le Conseil des Innus de Pessamit n’a pas souhaité faire de commentaire, pour ne pas nuire aux discussions en cours avec le MRNF, tout comme le cabinet du ministre de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, Benoit Charette.

Lisez l’article « Caribous forestiers et montagnards : « Il y a urgence d’agir », dit le rapport de la Commission indépendante » Lisez l’article « Caribous du Pipmuacan : les prochains à disparaître ? » Lisez l’article « Protection du caribou : attendre avant d’agir est à nouveau proposé »

Des zones du Saguenay–Lac-Saint-Jean et de la Gaspésie également visées

Des coupes forestières sont également planifiées dans des secteurs sensibles du Saguenay–Lac-Saint-Jean, où le ministère des Ressources naturelles et des Forêts prévoit des « plans d’aménagement spéciaux » visant à récolter du bois dans des secteurs touchés par la tordeuse des bourgeons de l’épinette.

C’est le cas à l’intérieur des limites du projet d’aire protégée du lac Kénogami, de même que dans un secteur adjacent au projet d’aire protégée de la rivière Péribonka, dont les contours précis n’ont pourtant pas encore été définis.

« Je trouve ça aberrant encore une fois que le Ministère se précipite à aller couper dans des secteurs qui sont en discussion pour potentiellement devenir protégés », lance Pier-Olivier Boudreault, de la section québécoise de la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec).

Pis encore, dans le cas de la rivière Péribonka, le secteur concerné faisait l’objet d’une mesure intérimaire de protection jusqu’en 2019, que le gouvernement Legault a abolie, en dépit du fait que le plus récent inventaire avait confirmé la présence de caribous à cet endroit.

« On souhaite qu’il y ait un moratoire sur les coupes forestières qui touchent l’habitat névralgique du caribou d’ici à ce que la stratégie de rétablissement soit publiée », indique Marie-Ève Desmarais, de Nature Québec.

Le Ministère avait aussi prévu en 2022 un plan spécial de récolte dans l’aire de répartition du caribou montagnard de la Gaspésie.

Des coupes visant la récupération de bois touché par la tordeuse du bourgeon de l’épinette sont possibles dans un secteur visé par des mesures intérimaires de protection du caribou, dans cette région, mais la littérature suggère qu’elles sont néfastes pour l’animal, souligne Mme Desmarais.

Elle rappelle qu’un moratoire sur les coupes dans l’habitat du cervidé, réclamé par les scientifiques et divers intervenants de la Gaspésie, a été recommandé par la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards.

En savoir plus
  • 5252
    Estimation de la population de caribous forestiers au Québec
    SOURCE : COMMISSION INDÉPENDANTE SUR LES CARIBOUS FORESTIERS ET MONTAGNARDS
    28 841 km⁠2
    Superficie de l’aire de répartition de la harde de caribous du Pipmuacan
    Source : ministère des Ressources naturelles et des Forêts
  • 8,6 %
    Proportion du territoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean bénéficiant d’une protection, moins que la moyenne de 16,8 % du Québec
    Source : ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs
    14,9 %
    Proportion du territoire de la Côte-Nord bénéficiant d’une protection, moins que la moyenne de 16,8 % du Québec
    source : ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs