L’idée d’attendre encore avant d’adopter des mesures de protection du caribou refait surface au Saguenay–Lac-Saint-Jean, au grand dam des experts de l’espèce.

Les propriétaires de scieries de la région demanderaient au gouvernement Legault de « geler les approvisionnements forestiers actuels » pendant cinq ans « dans l’espoir d’éviter la mise en place de la stratégie [de rétablissement du] caribou », a rapporté le journal Le Quotidien de Saguenay dans son numéro de lundi.

Cette revendication serait justifiée par une volonté de documenter davantage les raisons du déclin du caribou, selon Le Quotidien, en dépit de la conclusion de la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, qui statuait en août dernier que les connaissances sur le sujet sont suffisantes et les solutions, connues.

Lisez « "Il y a urgence d’agir", dit le rapport de la Commission indépendante »

Le constat de la Commission selon lequel toute l’information nécessaire à la protection du caribou est connue n’est « pas vrai » aux yeux de l’ingénieure forestière Caroline Lavoie, de la Scierie du Lac-Saint-Jean, pour qui il est « certain » que le portrait est incomplet, a-t-elle déclaré à La Presse.

« On n’est pas contre la stratégie [de rétablissement du] caribou », précise-t-elle, expliquant vouloir une « marge de manœuvre » dans l’ensemble des contraintes liées à l’aménagement forestier.

Ce discours fait bondir les experts québécois du caribou, « l’une des espèces les plus étudiées au Canada », souligne Martin-Hugues St-Laurent, professeur en écologie animale à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR).

« C’est une tactique utilisée par l’industrie pour essayer de ralentir le processus de conservation le plus possible », ajoute Daniel Fortin, professeur de biologie à l’Université Laval.

Remettre en doute les connaissances sur le caribou relève de la même stratégie que celle que les pétrolières et les cigarettiers ont employée pour nier les effets néfastes de leurs produits, déplorent les experts québécois du caribou.

Attendre cinq ans pourrait au demeurant être fatal pour plusieurs hardes de caribous, indique Fanie Pelletier, professeure au département de biologie de l’Université de Sherbrooke.

« Dans le parc de la Gaspésie, on est passés d’environ 180 animaux en 2007 à 85 en 2011, illustre-t-elle. Tous ces délais peuvent donc, malheureusement, compromettre les chances de succès des stratégies de conservation future. »

Rencontre avec la ministre Laforest

La demande de « moratoire » n’est toutefois pas partagée par l’ensemble des acteurs de l’industrie, démontrent les témoignages recueillis par La Presse.

Une dizaine d’entreprises forestières ont rencontré lundi matin la ministre des Affaires municipales, Andrée Laforest, qui est responsable de la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, et les députés régionaux – tous caquistes – pour leur faire part de leurs doléances.

La multinationale Produits forestiers Résolu, qui y participait, réclame le maintien pour les cinq prochaines années des volumes de bois qui lui sont attribués, mais assure ne pas avoir demandé le report de la stratégie de rétablissement du caribou, a indiqué à La Presse Louis Bouchard, directeur principal des affaires gouvernementales de l’entreprise.

On pense qu’il y a moyen de maintenir un niveau de récolte équivalant à celui qu’on a aujourd’hui tout en atteignant les objectifs de protection de la biodiversité.

Louis Bouchard, directeur principal des affaires gouvernementales de la multinationale Produits forestiers Résolu

M. Bouchard a appelé à une refonte du régime forestier.

La rencontre était une « discussion sur l’avenir de l’industrie forestière dans la région », a expliqué à La Presse Jean-François Samray, président-directeur général du Conseil de l’industrie forestière du Québec, qui nie aussi avoir « réitéré la demande de moratoire [qui avait été] mise de l’avant par certains industriels lors de la Commission caribou ».

« C’était une discussion beaucoup plus large » sur les contraintes et le « manque de prévisibilité » qui touchent l’industrie, a indiqué M. Samray.

Les municipalités régionales de comté (MRC), dont les préfets assistaient aussi à la rencontre, reprochent également à Québec de ne pas avoir de plan pour l’industrie forestière, a déclaré à La Presse celui de la MRC du Domaine-du-Roy, Yanick Baillargeon.

Lui aussi affirme ne pas avoir demandé de moratoire sur l’implantation de mesures de protection du caribou.

Exploitation forestière déficiente

L’industrie forestière a de « nombreux problèmes » et utilise le caribou comme « bouc émissaire », estime Marco Festa-Bianchet, directeur du département de biologie de l’Université de Sherbrooke.

L’augmentation des incendies de forêt qui viendra avec les changements climatiques diminuera le volume de bois disponible, une donnée négligée dans la planification forestière québécoise, illustre Martin-Hugues St-Laurent.

Il évoque aussi la diminution de la demande mondiale pour le papier journal, qui entraînera des fermetures d’usines, ou encore la nécessité de préserver de vieilles forêts « pour toutes les autres fonctions écologiques qui n’ont rien à voir avec le caribou ».

« Caribou, pas caribou, notre mode d’exploitation de la forêt ne pourra pas perdurer comme ça, dit-il. Tant qu’on va faire miroiter à des employés d’usine qu’il y a un doute [sur les véritables causes], on va freiner le moment où on va amorcer une transition de cette économie-là pour faire travailler ces gens-là. »

Pas de demande officielle

Le cabinet de la ministre Andrée Laforest n’a pas répondu aux questions de La Presse au sujet de la rencontre de lundi avec l’industrie forestière, mais celui du ministre de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, Benoit Charette, a indiqué n’avoir reçu aucune demande de moratoire sur la stratégie de rétablissement du caribou, rappelant que Québec s’est entendu avec Ottawa pour restaurer certains habitats du cervidé.

En savoir plus
  • 5252
    Estimation de la population de caribous forestiers au Québec
    SOURCE : COMMISSION INDÉPENDANTE SUR LES CARIBOUS FORESTIERS ET MONTAGNARDS