« Bienvenue chez nous. »

Le ton est sarcastique. Dans le halo des lampadaires, on distingue le sourire amer de Roger Migneault. D’un geste de la main, il désigne une vieille camionnette Chevrolet couleur sable, une 2011, immobilisée tout au fond de l’énorme stationnement du relais routier Belisle, à Mirabel.

Son « chez-nous » depuis le mois de mai.

Le jour, il se gare près de la bibliothèque municipale de Blainville, où il passe de longues heures à lire et à faire des devoirs. Il a accès à un parc – son salon –, des toilettes et des commerces à quelques minutes de marche. Il mange une fois par jour : du fast-food, des céréales, des conserves de raviolis ou de boulettes froides.

Les journées où il met de l’essence, il ne mange pas.

Chaque soir, il parcourt les sept kilomètres qui le séparent du relais routier où il dort, au bord de l’autoroute 15. Ancien camionneur, l’idée lui est venue facilement. Il a demandé la permission au patron, qui a accepté à condition qu’il s’installe presque dans le champ pour ne pas déranger les poids lourds.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Roger Migneault

Ce qui me fait le plus honte, c’est pas de dormir dans mon camion. C’est d’être obligé de sortir de mon camion, de m’accoter sur un poteau, pis de chier à terre. Comme les animaux dans le champ à côté. Mes colocs, c’est un âne, un alpaga, pis un poney. Pis on est quatre à chier à terre.

Roger Migneault

Le peu qui reste de la vie de Roger est entassé dans la Chevrolet : des couvertures, un oreiller, une poche de linge, un bac de médicaments, un ordinateur, quelques fils.

Le véhicule a l’avantage d’être plutôt grand. Lorsque l’homme s’installe en diagonale, les pieds sur la banquette arrière et la tête sur le dossier replié du siège passager avant, il arrive à s’allonger.

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Le véhicule a l’avantage d’être plutôt grand. Lorsque l’homme s’installe en diagonale, les pieds sur la banquette arrière et la tête sur le dossier replié du siège passager avant, il arrive à s’allonger.

Avec le bruit incessant de l’autoroute, le son des avions qui décollent de l’aéroport voisin et la lumière crue des énormes réverbères, il ferme à peine l’œil.

À presque 53 ans, Roger Migneault vit dans sa voiture depuis qu’il a été évincé de son appartement. Comme de plus en plus de Québécois, observent d’ailleurs des intervenants en itinérance interviewés par La Presse.

Ces gens ne font souvent pas partie des statistiques. Ils passent inaperçus. Certains travaillent. D’autres reçoivent de l’aide sociale. Mais leur revenu n’est tout simplement plus suffisant pour payer un loyer. Ils sont le symptôme d’une crise qui s’aggrave, et pas seulement à Montréal.

On est conscients que c’est en augmentation. C’est du monde qui était proche de l’itinérance. Quand ils perdent leur logement, ils trouvent un plan B, puis un plan C. Le plan D, c’est leur auto.

Gilles Beauregard, coordonnateur de la Table itinérance Rive-Sud

Ces nouveaux sans-abri ont un profil différent, moins marginal. « Oui, il y en a qui ont des problèmes de consommation ou de santé mentale, mais ils arrivaient à se maintenir en logement jusqu’à récemment, même si tout n’allait pas super bien dans leur vie », note Mathieu Frappier, coordonnateur du Réseau d’itinérance de Laval, qui y voit le début d’une « itinérance économique ».

« Ça fait longtemps qu’on dit que le visage de l’itinérance change, renchérit Julia Ouellet, du Réseau solidarité itinérance du Québec. Mais c’est d’autant plus vrai depuis la crise du logement. »

Il y a quelques semaines, quatre voitures étaient stationnées devant le Refuge d’urgence de Laval. Des gens venus utiliser les services du centre pendant la journée avant de retourner passer la nuit dans leur maison sur roues.

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Le peu qui reste de la vie de Roger est entassé dans la Chevrolet.

À la Halte du coin, un refuge de Longueuil, les intervenants voient passer ces jours-ci six usagers qui vivent dans leur véhicule. « Avant, on en avait un de temps en temps », dit Pierre-Luc Dupré, un des coordonnateurs cliniques. Des gens « comme toi et moi qui tombent dans la rue et qui ne veulent pas [ou ne peuvent pas, faute de place] vivre en refuge ».

La longue dégringolade de Roger Migneault a commencé il y a sept ans, quand il a vécu sa première éviction. Il habitait dans un demi-sous-sol de Blainville. Coût du loyer : 500 $. « Le propriétaire m’a demandé de partir pour laisser le logement à ses parents. Trois mois plus tard, j’ai vu son logement annoncé sur l’internet à 650 $. »

L’histoire s’est répétée dans un trois et demie à 635 $ par mois. Après avoir refusé une hausse de loyer, il a reçu deux mises en demeure du propriétaire et il est parti. « Deux jours plus tard, le logement était annoncé à 780 $. »

Il a déménagé dans un studio à Saint-Janvier. Et les problèmes se sont accumulés.

Inapte à conduire des camions à cause de son diabète, il a été mis à la porte de son emploi de cuisinier dans un CHSLD avant la pandémie. Puis on lui a diagnostiqué deux hernies cervicales. Pendant la COVID-19, il a eu droit à la Prestation canadienne d’urgence (PCU). Ensuite, il a reçu de l’aide sociale, dont l’État a rapidement amputé 150 $ en cessant de reconnaître ses contraintes médicales à l’emploi. On lui a coupé l’aide complète à l’hiver quand il est retourné aux études pour faire un diplôme d’études professionnelles en graphisme. Il n’a pas droit aux prêts et bourses, programme auquel il doit déjà des milliers de dollars. Il s’est lancé quand même. « Tous mes diplômes ne me servent plus à rien. Je voulais faire quelque chose de ma vie, essayer de repartir. »

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Au relais routier où il passe ses nuits, Roger s’installe presque dans le champ pour ne pas déranger les poids lourds.

Pour joindre les deux bouts, il a pris quelques quarts de travail par semaine dans un magasin de pâtes. Il a demandé, et reçu un temps, de l’aide financière de l’Office municipal d’habitation.

« Mais je n’arrivais quand même pas à payer mes affaires. J’ai été obligé de faire une faillite. J’ai arrêté de payer Hydro-Québec. J’arrivais plus à rien faire. Même la bouffe, j’en payais pas. C’est du monde qui m’apportait à manger. »

Il a été évincé le 1er mai, laissant derrière presque tout ce qu’il possédait.

Il y a quelques nuits, Roger a perdu connaissance. Il était sorti uriner. Il est tombé en essayant de remonter dans sa camionnette. Quand il s’est réveillé, il était par terre.

Il a appelé une amie pour lui demander de prendre des nouvelles chaque jour. Il a peur de mourir et que personne ne trouve son corps.

Les derniers mois ont été éprouvants, autant sur le plan physique que psychologique. Roger est diabétique, bipolaire et TDAH. Il prend quotidiennement une batterie de médicaments. À l’été, dans les grandes chaleurs, il a dû jeter plusieurs fois de l’insuline qui avait eu trop chaud.

« Cet hiver, je vais faire quoi ? Je vais décongeler mon insuline avant de me l’injecter ? »

L’homme a frappé à toutes les portes. Il a demandé de l’aide partout : son député, des organismes, des programmes de bourses d’études. Mais ses nombreuses dettes et un casier judiciaire pour un évènement d’exhibitionnisme datant de 2006 (pour lequel il n’a pas fait de prison) sont des boulets. Il ne veut rien savoir d’aller dans un refuge pour personnes itinérantes. Il est sur la liste d’attente pour un logement social.

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Roger Migneault

Il n’y en aura pas, de solution. Même si je trouve un logement, je n’ai pas assez d’argent pour le payer. Avec mes dettes, je vais juste me retrouver dans la même situation. Tu veux que je m’en sorte comment ?

Roger Migneault

Roger Migneault a abandonné.

Il ne fait même pas semblant.

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Roger Migneault vit dans sa voiture depuis le mois de mai.

Il a demandé un billet du médecin pour prendre une pause de l’école. Il était tellement enragé qu’il ne se faisait plus confiance en présence des autres.

« Je ne comprends pas la vie. J’arrive pas à trouver ma place. »

Lorsqu’on lui demande quel est son plan pour l’hiver, il prend une longue pause. Sa voix déjà grondante devient sourde, presque étouffée.

« Il y a des chances que je ne sois plus là. »

Le budget mensuel de Roger

Revenus

  • 816 $ en moyenne comme travailleur autonome au magasin de pâtes
  • 48,42 $ du gouvernement provincial
  • 81,25 (tous les trois mois) du fédéral

Total : 891,50 $

Dépenses

  • 100 $ pour la proposition de faillite avec Ginsberg Gingras
  • 33,70 $ pour les assurances de l’auto
  • 20,28 $ pour le permis de conduire et la plaque d’immatriculation
  • 16,95 $ en frais de banque
  • 78,82 $ pour le cellulaire
  • 99,16 $ en médicaments
  • 240 $ en essence
  • 450 $ pour manger

Total : 1038,9 $

Dettes

  • 649 $ à Hydro-Québec (agence de recouvrement mandatée pour récupérer la somme)
  • 1580 $ à l’aide sociale (qui lui a réclamé deux mois déjà payés parce qu’il avait commencé l’école)
  • 8500 $ à l’aide financière aux études (le montant exact reste à déterminer par Ginsberg Gingras)

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien, si vous avez des idées suicidaires ou si vous êtes inquiet pour un de vos proches, appelez le 1866 APPELLE (1 866 277-3553). Un intervenant en prévention du suicide est disponible pour vous 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

Consultez le site de l’Association québécoise de prévention du suicide Consultez le site de Suicide Action Montréal