John Stefan pousse un grognement en ouvrant le capot de sa vieille Mercedes.

Il connecte les deux fils d’une batterie portative de la taille d’une boîte de biscuits sur la batterie de l’auto. Puis il contourne la portière ouverte et tourne la clé dans le contact.

Cette séquence, il la répète 10, 15 fois par jour. Pour baisser une fenêtre. Pour ouvrir le coffre. Pour descendre son banc le soir. Tout dans le véhicule est électrique. Pratique en théorie. Moins quand la batterie ne tient plus sa charge.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

John Stefan

L’autre nuit, je me suis réveillé aux deux heures tellement j’avais froid. J’ai été obligé de sortir comme ça chaque fois pour allumer le chauffage cinq minutes.

John Stefan

Rien, chez l’homme de 48 ans, ne laisse croire qu’il est sans abri. Il est rasé de près. Ses cheveux sont coiffés. Ses vêtements sont impeccables. Avec son cellulaire qui sonne constamment – des appels au sujet de la vente de terminaux Interac et d’un projet de radio –, il a presque l’air d’un homme d’affaires.

Pourtant, depuis mai, John habite à temps plein dans sa voiture avec sa chienne, Bow.

Voilà 43 jours qu’il est coincé dans une rue tranquille du quartier Pointe-Saint-Charles, à Montréal. Depuis que son auto est tombée en panne à cet endroit précis. Les freins font un bruit d’enfer et il n’ose pas rouler plus de quelques mètres.

Les résidants du coin sont partagés sur sa présence. Un couple lui a prêté un temps son boyau d’arrosage et l’a laissé utiliser une prise de courant extérieure pour recharger sa batterie portative, son ordinateur portable et son téléphone. Un autre lui a fourni le mot de passe de son WiFi et lui a donné un oreiller.

Il y a aussi ceux qui veulent qu’il parte. La police est venue souvent après avoir reçu des plaintes. La Mercedes a failli être remorquée. John avait tellement de contraventions impayées que son permis de conduire n’était plus en règle. Un de ses amis est venu à la rescousse et lui a avancé l’argent.

Une longue pente à remonter

John Stefan est toxicomane. Il est tombé dans la cocaïne il y a 20 ans après ses études en psychologie à McGill, puis dans le crack.

En deux décennies, il n’avait jamais vécu dans la rue. Pas même proche. Il a toujours travaillé, à son compte surtout. En télémarketing et en gestion d’image de marque, dit-il. Il a été marié. Il a été propriétaire d’une maison sur la Rive-Sud de Montréal. Après son divorce, il a loué un appartement rue De Bleury.

Il a tout perdu à l’été 2022, quand il a fait une rechute après une séparation amoureuse. Il avait été sobre 22 mois. Dans sa spirale, il a cessé de travailler et a dilapidé son argent. Son propriétaire lui a montré la porte à la fin du bail.

Ça lui était déjà arrivé de tomber bas, mais il avait toujours réussi à se relever. Pas cette fois.

C’est la première fois de ma vie que je n’ai pas la stabilité et la sécurité d’une maison, d’un toit au-dessus de ma tête. Ça rend ça très difficile de m’en sortir.

John Stefan

Au début, il a vécu par-ci, par-là, chez des amis et des connaissances. « À nos âges, c’est plus compliqué de se faire héberger. Tout le monde a sa vie », dit-il.

En mai, il n’a plus eu d’option et il a emménagé dans son auto avec Bow. Une partie de ses meubles est dans un entrepôt qu’il n’arrive pas à payer. Il s’attend à ce qu’ils soient vendus aux enchères.

Depuis, John essaie de se reprendre en main. Il dit avoir cessé le crack, se rabattant sur des cigarettes, qu’il enchaîne.

John arpente les kiosques de la banque alimentaire de l’organisme Partageons l’espoir, rue Fortune, dans le Sud-Ouest. Il choisit plusieurs conserves, des fruits et légumes. Un bénévole lui offre des galettes de viande à hamburger. « Je ne peux pas. Je n’ai pas de frigo ou de four. » Il repart avec des viandes froides, qu’il consommera rapidement. Idem pour les yogourts, qu’il avale l’un après l’autre rendu à son auto. « Je suis vraiment limité dans ce que je peux prendre parce que je n’ai pas de moyen de cuisiner. »

Il a droit à la banque alimentaire deux fois par mois. Entre-temps, il est un habitué chez Dollarama, où il achète du Chef Boyardee, du thon en boîte, des biscuits et des nouilles ramen, qu’il mange crues. Une salière, une poivrière et un ouvre-boîte sont rangés dans le compartiment de la portière avant.

Presque tous les matins, il se rend à l’épicerie Maxi, où les employés le laissent faire sa toilette et se raser. « J’utilise des lingettes. Prendre une douche, c’est un évènement. »

Quand il a assez d’argent, il marche jusqu’à la station-service pour remplir un bidon d’essence. Il achète des gâteries pour Bow dès qu’il peut.

Mais la majorité du chèque de 558 $ qu’il reçoit chaque mois de l’aide sociale va dans les dépenses liées à l’auto. Un chèque amputé par l’État, justement parce qu’il possède une voiture évaluée trop chère.

Je suis pénalisé d’avoir un endroit où vivre. L’ironie, c’est que même si je la vendais, je n’aurais pas un cent. Elle est achetée avec un prêt. Je dois l’argent à la banque.

John Stefan

Pour arrondir les fins de mois, John a mis sur pied une page GoFundMe à laquelle quelques amis ont contribué.

Il a aussi tenté de vendre des terminaux Interac à des commerçants pour l’entreprise d’un ami, mais sans un véhicule fonctionnel, c’est compliqué. « Je dois aller voir les gens en personne, mais en transports en commun, c’est très long et je n’ai pas les moyens de prendre un taxi. »

Il y a quelques jours, il a retourné l’ordinateur portable qu’il avait réussi à acheter chez Costco l’été dernier pour travailler. Il n’avait plus d’argent pour manger.

Bref, il tourne en rond.

« Si j’avais un lit, si je savais que j’allais avoir assez de nourriture pour manger aujourd’hui, demain, la semaine prochaine, je pourrais me concentrer sur le travail. Je ne vois pas comment je peux m’en sortir. »

Des parcs de maisons-autos

Aux États-Unis, des parcs de stationnement destinés aux gens qui vivent dans leur auto voient le jour un peu partout, révélait le New York Times la semaine dernière. Des gens qui ne gagnent pas assez pour payer un loyer, mais trop pour recevoir une aide gouvernementale, et qui ont transformé leur voiture en une forme de logement abordable. John est en train de mettre sur pied un projet semblable. Il veut recycler de vieilles autos en logements temporaires pour des personnes comme lui. « On pourrait les installer dans un stationnement autorisé par la Ville, assurer une surveillance. Comme ça, les gens auraient une sorte de “chez-eux”. Beaucoup ne veulent pas aller dans les refuges. »

Le budget mensuel de John

Revenus

  • 558 $ d’aide sociale
  • Somme variable en dons et en prêts de la part d’amis

Dépenses

  • 601,34 $ à la banque pour un prêt pour l’auto
  • 228,95 $ en assurances
  • 14,28 $ au CAA
  • 16,95 $ en frais de banque
  • 51,75 $ en frais de cellulaire
  • 142 $ de médicaments pour le chien
  • 25 $ pour le lavage
  • 150 $ d’essence
  • 300 $ pour manger
  • 10 $ pour une boîte postale

Total : 1240 $