L’époque est parfaite pour l’indignation instantanée et les accusations expéditives qui tombent aussi vite que les sentences. Les réseaux sociaux offrent toutes sortes d’occasions de faire des coups de gueule pour rétablir ce que l’on considère comme l’équilibre du monde.

Mais il y a un risque à ces coups de gueule, il y a un risque à se faire justicier ou justicière numérique : un tribunal albertain vient de le rappeler, le 26 février, dans une cause qui est passée un peu inaperçue, celle du DJ québécois Frédérik Durand.

Il y a aussi un risque à faire écho aux coups de gueule d’autrui. Si vous republiez sur vos plateformes numériques des allégations et des accusations non vérifiées, vous vous mettez à risque, juridiquement. Une Californienne l’a appris à ses dépens.

M. Durand gagnait donc sa vie sous le nom de DJ Snails un peu partout en Amérique du Nord. Au zénith de sa carrière, de 2017 à 2019, il officiait dans des bars et des festivals de musique électronique de 100 à 125 fois par année. En 2018, Frédérik Durand a rapporté des revenus de 3 millions de dollars.

Puis, à partir de 2020, sa carrière a piqué du nez. Il y a eu la pandémie, bien sûr. Mais il y a aussi eu l’apparition d’un compte Instagram le dénonçant comme un prédateur sexuel.

Ce compte était piloté par une Californienne du nom de Michaela Higgins. La cause de Mme Higgins : dénoncer les prédateurs sexuels du milieu de la musique électronique.

M. Durand et Mme Higgins ne se sont jamais rencontrés. Elle n’a jamais tenté de lui parler.

Mais pendant des années, elle a relayé des allégations d’agressions et d’inconduites sexuelles contre DJ Snails, guidant les meutes numériques vers ceux qui lui donnaient des contrats et vers son équipe : les bars, les festivals, les producteurs, son agent.

Ceux-ci recevaient des tonnes de messages les accusant d’être de mèche avec un agresseur sexuel. Épuisés par la mauvaise publicité, ils ont tour à tour largué le DJ québécois ou refusé de l’embaucher.

Quand ses prestations ont été annulées en Alberta, le DJ québécois a décidé qu’il était temps de demander à un forum indépendant de trancher, puisque ses dénégations numériques n’ont jamais réussi à calmer Mme Higgins. Il l’a poursuivie en Alberta1.

Et il est arrivé avec de la documentation pour prouver que Mme Higgins relayait des allégations fausses, messages textes et captures d’écran à l’appui.

Dans un des cas, la « victime » a expliqué que sa publication visait un autre DJ, pas Durand. Pas grave, Mme Higgins a continué à utiliser son « cas » pour houspiller Durand.

Dans d’autres cas, les échanges de messages entre Durand et des accusatrices contredisaient totalement la thèse de l’inconduite sexuelle.

Mme Higgins a présenté une autre femme comme « victime » de Durand. Sauf que cette femme a offert à M. Durand de contredire publiquement l’allégation d’agression, ce qu’elle a fait…

Résultat ?

Cette femme, désignée comme « Krysten » dans la décision du tribunal, a été attaquée par les meutes numériques pour avoir pris la défense d’un agresseur, exemple parfait de la dynamique du « Pile, je gagne ; face, tu perds ».

Au mépris des faits, sans jamais tenter de faire des vérifications ou de demander à Durand s’il avait quelque explication à offrir, Michaela Higgins a relayé toutes les allégations faites contre lui.

Frédérik Durand a présenté au juge albertain N. E. Devlin toute la documentation, qui montrait un portrait très différent des allégations relayées par Mme Higgins.

Résultat des courses : le juge a pris acte des pertes financières subies par le DJ Frédérik Durand à cause des publications « malicieuses et fielleuses » de Michaela Higgins et des dégâts psychologiques infligés par cette campagne de salissage numérique.

Le juge Devlin a donné raison à M. Durand sur toute la ligne, dans un jugement de 29 pages. Montant des dommages octroyés dans quelques paragraphes…

Je souligne que le juge prend acte de l’importance du mouvement #moiaussi et considère qu’il y a un espace pour que des avertissements soient lancés aux victimes potentielles d’agresseurs. Mais « Mme Higgins a imprudemment défoncé les limites de cet espace en publiant sans vergogne des allégations dépeignant M. Durand comme un agresseur sexuel sur la base de sources non fiables ou discréditées. »

Le juge Devlin ajoute : « Des informations fausses, imprudentes et mal intentionnées ont le potentiel de faire des dommages immenses, ce qui semble être le cas pour M. Durand. Cet environnement exige une objectivité prudente, pas un zèle sans bornes. Ceux qui veulent publiciser des allégations au nom du bien public doivent s’assurer de le faire de façon juste et factuelle envers les individus ciblés. L’immense et injuste dommage fait à M. Durand, et les sérieuses conséquences infligées à Mme Higgins (avec cette décision), rappellent les risques de faire écho avec insouciance à du matériel souvent anonyme et profondément diffamatoire en provenance des terres sauvages, sans foi ni loi et contraires aux faits que sont les réseaux sociaux. »

Montant des dommages octroyés à Frédérik Durand : 1,5 million.

Morale de l’histoire : s’improviser justicier ou justicière numérique n’est pas une cape d’invisibilité.

1. Consultez le jugement (en anglais)