La Cour d’appel du Québec a tiré la seule conclusion logique qui s’imposait : l’Assemblée nationale a retiré aux tribunaux la possibilité de dire si la « loi 21 » est valide ou non. Elle ne se prononce donc pas. Mais elle ne dénonce pas non plus.

Si ce jugement fait 300 pages, c’est que plusieurs savants juristes contestant cette Loi sur la laïcité de l’État essayaient de contourner la disposition de dérogation (« clause nonobstant »), qui vient mettre la loi à l’abri des droits garantis dans les chartes.

Les opposants ont échafaudé des théories d’une extrême sophistication, certaines frôlant l’ésotérisme.

Mais à la fin, la question est réglée depuis 35 ans : une fois qu’un gouvernement au Canada injecte cette disposition dans une loi, les droits fondamentaux ne trouvent aucune application.

On a sorti des grimoires l’Acte de Québec (1774), l’Acte d’Union (1840), la Loi sur les rectoreries, qui fit grand bruit en 1852, mais que tous ont oubliée… On a plaidé des principes constitutionnels, des articles jamais discutés, etc.

Émergeant de ce fatras d’arguments subtils, les trois juges de la Cour d’appel nous disent que la disposition de dérogation procure à une loi une « inattaquabilité constitutionnelle ». Comme par magie, une cape d’invisibilité constitutionnelle fait disparaître ces droits.

Quelle ironie, tout de même, de voir François Legault célébrer cette « grande victoire pour la nation québécoise », une semaine après avoir mis en doute l’impartialité de ces mêmes « juges nommés par Ottawa ». Au hockey comme en politique, les critiques des arbitres disparaissent après la victoire.

La loi est donc entièrement validée – sauf l’article hautement théorique sur le droit de personnes voilées de siéger à l’Assemblée nationale. La Cour d’appel a fait passer à la trappe l’exception que la Cour supérieure avait concoctée pour les commissions scolaires anglophones : les droits linguistiques doivent être interprétés généreusement, mais pas au point de créer un régime particulier pour le port de signes religieux.

Pour l’occasion, qu’on pourrait dire historique, la formation de trois juges était composée de la juge en chef Manon Savard et de deux des juges ayant le plus d’ancienneté à la Cour, Marie-France Bich et Yves-Marie Morissette. Ce n’est pas un hasard.

La disposition de dérogation soustrait la loi à l’examen par les juges, mais rien n’empêchait le plus haut tribunal québécois d’y aller de commentaires critiques sur la loi. Il s’en est bien gardé. On dirait même qu’il a tenté de dédramatiser l’enjeu.

La Cour souligne que si la loi a été controversée, il est faux de prétendre qu’elle vise à « punir » les minorités religieuses ou qu’elle cache des motifs inavouables. Elle note que la loi va plus loin que le compromis Bouchard-Taylor (qui visait les policiers, les juges et les procureurs), mais que même avec les enseignants du secteur public, c’est une minorité d’employés de l’État qui sont visés.

Le cœur du jugement porte évidemment sur la disposition de dérogation, qui découle des tractations ayant mené à la Loi constitutionnelle de 1982 (que le Québec n’a jamais signée). C’est la seule charte au monde, apparemment, contenant une telle échappatoire. Beaucoup y voient une absurdité, puisqu’on peut mettre de côté le droit à l’égalité, la liberté de religion et tous les droits compris dans les articles 2 et 7 à 15. Mais d’autres, et c’est clairement la théorie de ce gouvernement, y voient une voie pour « restaurer la souveraineté parlementaire » et donner le dernier mot aux élus.

Ce n’est pas innocent que le premier ministre du Québec parle désormais de « disposition de souveraineté du Parlement ».

Qu’on l’aime ou pas, ce n’est pas notre problème, ont dit les juges. Cette question n’appartient pas aux tribunaux, rappelle la Cour : ainsi est écrite la Constitution. Et il n’y a pas que les tribunaux pour protéger les droits des minorités : la société civile a son pouvoir de protestation, les élus aussi, et les électeurs.

Que le pouvoir législatif puisse se soustraire à l’application des chartes devrait inciter à la réflexion, dit modestement la Cour, peut-être même susciter « de l’inconfort ».

J’ai déjà écrit que la loi 21 va trop loin à mon avis en incluant les enseignants. Mais je me réjouis que la Cour d’appel n’ait pas torturé la Constitution pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas. J’ose espérer que la Cour suprême sera cohérente avec ses décisions antérieures et dira qu’aucune condition de fond n’est requise pour utiliser la disposition de dérogation.

Mais il reste une question fondamentale à résoudre : comment protéger les minorités face à une éventuelle utilisation abusive de cette disposition ? On voit ailleurs, et on peut imaginer un jour au Québec, des gouvernements qui vont très loin dans les atteintes aux droits des personnes trans, entre autres. On ne peut pas compter uniquement sur les tribunaux, mais historiquement, pour la défense des plus faibles, ça demeure le rempart essentiel.

Car comme le dit la Cour d’appel, avec la disposition de dérogation, ce ne sont pas les juges qui sont privés d’un pouvoir, ce sont les citoyens qui sont privés d’une protection, « et en particulier les membres des minorités ».