La Cour d’appel du Québec confirme la validité de la loi 21 sur la laïcité de l’État et le port des signes religieux. Le jugement donne raison au gouvernement Legault et inflige notamment une défaite à la commission scolaire English-Montréal. Le fédéral, lui, réitère que si la cause est portée en Cour suprême du Canada, il interviendra.

Ce jugement de 300 pages, très attendu et rendu jeudi après-midi, va plus loin que la décision de la Cour supérieure d’avril 2021 et met à mal le régime d’exception qu’elle avait décrété pour les commissions scolaires anglophones.

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La laïcité voulue par la loi « reflète pour l’essentiel l’état actuel du droit qui, au Québec comme d’ailleurs dans le reste du pays, se fonde sur une séparation de l’État et des religions : car de fait, les éléments constitutifs de l’État canadien sont laïques », écrivent les juges Manon Savard, Yves-Marie Morrissette et Marie-France Bich.

Ils soulignent aussi que « bien que le projet de loi ait été controversé sous divers aspects, la lecture des débats confirme une chose. Personne n’a soutenu à quelque moment que ce soit que le projet avait pour objet de punir, de pénaliser ou de stigmatiser les personnes dont les convictions religieuses subiraient une contrainte en raison de l’affirmation de la laïcité de l’État […] »

Selon la décision de la Cour d’appel, les employés de l’État – les juges, les policiers, les procureurs de la Couronne, les directeurs d’école et les enseignants, notamment – « doivent se conformer aux contraintes que leur imposent la neutralité et la laïcité de l’État. On est bien loin, ici, du droit criminel et des autres chefs de compétence du Parlement fédéral ».

La Commission scolaire English-Montréal a déjà évoqué sur-le-champ la possibilité d’aller jusqu’en Cour suprême.

Et il n’est pas impossible que la victoire en Cour d’appel du gouvernement Legault et des partisans de la laïcité soit « éphémère », selon le constitutionnaliste Daniel Turp. Il relève que « la majorité des juges de la Cour suprême a été nommée par Justin Trudeau » qui a à cœur le multiculturalisme.

Pas d’exemption pour les commissions scolaires anglophones

En avril 2021, le magistrat Marc-André Blanchard, de la Cour supérieure, avait déjà jugé valide la loi en très grande partie, mais il avait créé un régime d’exception pour soustraire les commissions scolaires anglophones de son champ d’application.

Insatisfait par cette exemption, le gouvernement Legault avait saisi la Cour d’appel du dossier. Il jugeait inacceptable que la décision de la Cour supérieure ait créé deux régimes scolaires distincts : un pour les écoles anglophones (où les enseignants pourront porter des signes religieux au travail) et les écoles francophones, où cela leur sera interdit.

Pour le gouvernement caquiste, il doit y avoir une séparation claire et totale entre l’État et la religion au Québec et le jugement de la Cour d’appel va tout à fait dans ce sens.

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Le premier ministre québécois, François Legault, et le ministre responsable de la Laïcité, Jean-François Roberge

Patrick Taillon professeur de droit à l’Université Laval, estime que ce jugement, par son ton et son contenu, est du genre à « à contribuer à l’acceptabilité sociale » de la laïcité prônée par le gouvernement québécois.

Il est à son avis une grande victoire pour le gouvernement Legault et une défaite pour le juge Blanchard, de première instance, dit-il. Car contrairement à ce magistrat qui estimait que le port de signes religieux faisait partie du pouvoir de gestion des écoles, cela a ses limites, selon la Cour d’appel.

Les commissions scolaires gèrent leurs écoles, « mais ce n’est pas une enclave », note Patrick Taillon et les autorités scolaires « doivent respecter les lois du Québec ».

Par ailleurs, en adoptant sa loi, le gouvernement Legault avait invoqué la disposition de dérogation – la « clause nonobstant » – pour éviter une contestation judiciaire de ceux qui chercheraient à l’invalider en plaidant qu’elle est discriminatoire et contraire à la Charte des droits et libertés.

Ici encore, souligne Patrick Taillon, la Cour d’appel évoque au passage que la loi a été adoptée avec la clause dérogatoire, mais qu’elle pourrait très bien se défendre sur le terrain de la raisonnabilité en soi.

Le constitutionnaliste Daniel Turp relève lui aussi que la Cour d’appel a donné un coup de baguette sur les doigts du juge Blanchard, de la Cour supérieure.

La Cour d’appel insiste sur le fait « qu’on ne peut pas remettre en question la clause dérogatoire. Elle est inscrite dans la constitution et on ne peut pas reprocher aux gouvernements de l’utiliser », souligne Daniel Turp.

« Une victoire sur toute la ligne »

Dans le hall de la Cour d’appel, à Montréal, des groupes ayant plaidé en faveur des dispositions prévues par la loi se sont félicité d’un « victoire sur toute la ligne ».

« Aujourd’hui, c’est une grande victoire pour la capacité du Québec de faire ses choix », a déclaré l’avocat du Mouvement laïque québécois, Guillaume Rousseau. « C’est un désaveu clair pour tous ceux qui nous disent depuis des années qu’il est possible de contourner la clause dérogatoire », a-t-il ajouté par la suite.

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L’avocat du Mouvement laïque québécois, MGuillaume Rousseau

Quant au volet touchant aux commissions scolaires anglophones, MRousseau a noté que cette décision démontrait que « le droit à des services publics laïques, c’est pour tout le monde ».

Le président de la Commission scolaire English-Montréal (CSEM), Joe Ortona, s’est quant à lui dit « déçu » de la décision rendue jeudi. Bien qu’il préfère d’abord prendre le temps d’analyser le jugement, il évoque déjà la possibilité de se rendre devant la Cour suprême. « C’est sûr que c’est sur la table. Il faut se baser sur des principes de droit et non des émotions », a-t-il martelé.

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Le président de la Commission scolaire English-Montréal, Joe Ortona

Justin Trudeau réaffirme son opposition

Il y a de bonnes chances que la cause prenne le chemin du plus haut tribunal au pays, et le cas échéant, le gouvernement canadien participera au processus, a réitéré jeudi le ministre de la Justice du Canada Arif Virani.

« Si l’appel était accepté, ce serait une question d’intérêt national », a-t-il plaidé en point de presse, disant néanmoins vouloir prendre le temps de prendre connaissance de la décision avant d’aller plus loin.

Jeudi midi, en marge d’une annonce sur le logement en Ontario, le premier ministre Justin Trudeau a réaffirmé son opposition de longue date à la Loi sur la laïcité de l’État.

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Le premier ministre canadien, Justin Trudeau, s’oppose à cette loi.

« Si et quand l’enjeu [se retrouvera] à la Cour suprême, nous allons intervenir en tant que gouvernement fédéral pour protéger et soutenir la Charte des droits et libertés canadiennes », a-t-il déclaré.

Le chef conservateur Pierre Poilievre est lui aussi en désaccord avec la loi 21, et dans le passé, il s’est montré favorable à une participation d’Ottawa à une possible contestation.

Il en va de même pour le chef néo-démocrate Jagmeet Singh, qui a exprimé sa déception face à la décision du tribunal, jeudi.

« Nous respectons l’autorité de la Cour d’appel, mais comme plusieurs Québécois et Québécoises, on est très triste des impacts de cette loi discriminatoire », a-t-il signifié sur le réseau X.

Une volonté de contestation « odieuse »

Tout en se réjouissant de cette victoire pour le gouvernement caquiste, le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, a fustigé la volonté libérale de la contester devant le plus haut tribunal du pays.

« Le recours aux tribunaux est toujours légitime. Soutenu par l’État contre un autre gouvernement, c’est autre chose. De le faire avec l’argent même des Québécois c’est littéralement odieux », a-t-il tranché en point de presse.

Le dirigeant bloquiste y est aussi allé d’une prédiction : « Si on s’en va en campagne électorale avec ça, moi je pense que la campagne électorale va être dévastatrice pour ce qu’il restera des libéraux ».

À Québec, certains dénoncent cependant l’usage de la clause dérogatoire. C’est le cas du Parti libéral du Québec, qui croit que la CAQ l’utilise de manière « excessive », ce qui fait que « la Loi sur la laïcité de l’État est soustraite à l’examen judiciaire ». « Pour nous, Libéraux, il a toujours été très clair que l’utilisation mur à mur des clauses dérogatoires empêche un équilibrage des lois devant les tribunaux. L’approche de la CAQ, qui choisit de façon préventive d’empêcher tout recours judiciaire est, pour nous, inacceptable », a déploré le chef par intérim de l’opposition officielle, Marc Tanguay.

Avec la collaboration de Charles Lecavalier, La Presse