Elle a posé sur la table un grand cahier mauve. Elle l’a ouvert devant moi.

« J’appelle ça mon cahier des horreurs… »

Amélie* est une Montréalaise dans la jeune quarantaine. Elle est mariée et mère d’une fillette. Elle mène une belle carrière dans le milieu des affaires. Elle m’a écrit après s’être sentie interpellée par ma chronique portant sur le mouvement #metooinceste en France, qui n’a pas eu d’équivalent au Québec.

L’inceste et ses ravages, elle connaît, malheureusement.

« Mon père, que j’ai renommé le Monstre avec un grand M dans la dernière année, médecin de profession, m’a violée à plus d’une reprise avant l’âge de 8 ans. J’ai aussi vécu une centaine d’agressions sexuelles de nature variée dès le plus jeune âge. La dernière tentative remonte à l’âge de 23 ans, âge auquel j’ai coupé drastiquement les ponts avec le Monstre. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le cahier des horreurs d’Amélie

Amélie voulait me rencontrer pour me raconter son histoire. Celle qui se trouve dans son cahier des horreurs. Mais surtout la suite, pleine d’espoir, qu’elle se sent désormais prête à écrire, grâce aux soins remarquables qu’elle a reçus depuis un an à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas.

« C’est au-delà de toutes mes attentes. Je ne pensais pas que c’était possible. »

Il y a un an, la jeune mère était assaillie par des symptômes de stress post-traumatique complexe. Elle avait peu d’espoir de pouvoir surmonter cette terrible épreuve. Elle devait composer avec une amnésie dissociative. Elle se rappelait avoir subi trois épisodes graves de violence physique et psychologique. Mais son cerveau avait encapsulé les traumatismes sexuels qu’elle avait aussi subis dès l’enfance. Jusqu’à ce qu’une grossesse fasse timidement remonter des souvenirs à la surface.

Son premier rendez-vous de suivi de grossesse agit comme un élément déclencheur. Elle ne connaît pas la gynécologue, mais ça ne l’inquiète pas. Elle s’installe pour son examen gynécologique. Et là, tout déraille.

« Je ne suis plus dans la salle. Je ne sais pas où je suis. La gynécologue parle à mon conjoint et moi, je ne sais pas ce que je fais là. J’ai complètement freaké. Et je ne comprends pas ce qui se passe… Le seul souvenir grave que j’avais, c’était que mon père avait fait mon premier examen gynécologique à l’adolescence. »

Elle dit « grave », mais à l’époque, elle ne le voyait pas comme une agression. « Je comprends aujourd’hui que c’en était une. »

S’ensuivent sept ans de parcours tortueux où Amélie consulte, tombe et se relève. Jusqu’au jour où elle a l’impression que son cerveau est pris en otage, sept jours sur sept, jour et nuit, par des images intrusives envahissantes, des cauchemars autour du thème de la sexualité… « C’était vraiment horrible. »

Elle qui a un profil de première de classe performante ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle se retrouve en arrêt de travail. Elle vomit tous les jours après avoir déposé sa fille à la garderie.

Plus rien ne fonctionne. Mon cerveau est complètement highjacké par des flashbacks de traumas sexuels.

Amélie

Elle se dit qu’il a dû se passer quelque chose. Mais elle remet aussitôt le couvercle sur la marmite et tente de reprendre sa vie, le déni en bandoulière.

Un jour, elle s’effondre en larmes dans le bureau de sa médecin de famille.

« Je n’en peux plus. Je n’en peux plus des symptômes. C’est invivable. Plusieurs fois par jour. Tous les jours. La nuit aussi. »

La médecin lui recommande de consulter en psychiatrie. C’est ainsi qu’en mars 2022, Amélie se retrouve à l’Institut Douglas pour une première évaluation. Elle entend parler pour la première fois de sa vie de stress post-traumatique dit complexe. On l’inscrit sur une liste d’attente.

Six mois plus tard, lorsqu’elle apprend que, en dépit de toutes ses mises en garde, c’est un homme, le médecin-psychiatre Pierre Bleau, qui allait assurer son suivi, elle est furieuse.

« Pour mon cerveau, médecin homme = agression. »

On lui explique qu’il n’y a pas de femmes psychiatres disponibles. Elle n’a pas le choix. Désespérée, elle se dit que si ça peut améliorer sa vie de 1 %, ce sera déjà mieux que rien.

« Je suis arrivée au Douglas comme une bête sauvage échaudée… »

De fil en aiguille, un lien de confiance se tisse avec le DBleau et son équipe.

Au cours de sa thérapie avec le DBleau et une psychologue, Amélie prend conscience des traumatismes sexuels enfouis dans sa mémoire.

Quand ça a commencé à sortir, c’était comme un volcan en éruption.

Amélie

Lectrice assidue de La Presse, elle voit passer au printemps une page de la Fondation Marie-Vincent qui énumère tous les types d’agressions sexuelles. Elle réalise avec effroi qu’elle les a presque tous vécus. C’est là qu’elle commence à rédiger son cahier des horreurs.

« Ce cahier se veut un outil pour m’aider à accepter l’inconcevable, cette couche de trauma que j’ai tant de mal à accepter », écrit-elle à la première page.

Après des mois de thérapie, avec des hauts et des bas, elle revit des viols subis dans l’enfance. On lui confirme que son cerveau ne peut avoir inventé de telles images. « C’est la première fois de ma vie que je me croyais moi-même. »

L’histoire des pensionnats autochtones ramène un autre souvenir à sa mémoire durant sa thérapie. Elle se rappelle que son père, qui avait fréquenté un pensionnat catholique, l’avait emmenée, alors qu’elle était adolescente, voir la tombe d’un prêtre et avait uriné dessus. « Il m’avait raconté à l’époque que le prêtre avait frappé un de ses collègues avec une bible. » Elle réalise qu’il est fort possible qu’il ait lui-même été agressé et que l’on parle ici de traumatismes intergénérationnels.

« Ç’a été un gros choc d’apprendre ça alors que j’étais encore en train de digérer le viol qui a refait surface. Mais en même temps, c’est comme si j’avais découvert le prologue de ma vie. »

Aujourd’hui, Amélie ne se sent ni victime ni même survivante, mais bien vivante. Elle s’est réapproprié sa propre histoire.

Je suis passée d’être complètement envahie par mes symptômes à presque plus rien. C’est sûr que si j’y pense, la douleur va toujours être là. Mais il n’y a pratiquement plus de souffrance.

Amélie

Vivre avec un stress post-traumatique, c’est comme marcher en terrain miné, explique-t-elle. À tout moment, on peut poser le pied sur un déclencheur et « revoler » dans les airs. « C’est l’enfer sur terre. »

Grâce à l’accompagnement de l’équipe du Douglas, elle a pu désamorcer ces mines. Elle sent qu’elle peut recommencer à marcher sans crainte.

« Mon cerveau est maintenant en paix… »

Si elle tenait à témoigner, c’est à la fois pour saluer l’extraordinaire travail de l’équipe soignante du Douglas et donner une lueur d’espoir à des victimes d’inceste qui, comme elle, il y a un an à peine, se croient seules au monde et ignorent que ce genre de parcours de rétablissement est possible.

« J’aurais tellement aimé ça lire un tel témoignage… La reconstruction, on n’en parle pas assez. »

Elle sait maintenant que l’on peut mettre inceste et espoir dans la même phrase. Après deux heures et demie à m’expliquer pourquoi, elle a refermé son cahier des horreurs, l’air sereine.

Elle est repartie sous la neige d’un pas déterminé. Prête à écrire la deuxième partie de sa vie.

* Prénom d’emprunt pour protéger l’identité de la victime, par crainte des effets collatéraux potentiels.

Lisez la chronique « Le linge sale de #moiaussi »

Sortir de la zone de guerre

Après avoir rencontré Amélie, je me suis entretenue avec le DPierre Bleau, médecin-psychiatre à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. Elle l’avait mis au courant de son intention de témoigner dans La Presse. Elle lui avait demandé s’il acceptait aussi de me parler.

Le DBleau est bien sûr touché par les bons mots d’Amélie pour l’équipe du Douglas. Mais il rappelle que le mérite revient d’abord et avant tout aux patients eux-mêmes.

Nous, on est juste du monde qui escalade des montagnes avec les patients. On a des techniques d’escalade. Mais ce n’est pas nous qui gravissons la montagne.

Le DPierre Bleau, médecin-psychiatre à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas

Quand il rencontre une victime qui vit avec un trouble de stress post-traumatique, il a souvent l’impression d’arriver en zone de guerre. La personne est en guerre avec elle-même. « L’idée, c’est de la sortir de là. »

La thérapie pour y arriver consiste souvent à éveiller la compassion qu’une personne devrait avoir pour la partie traumatisée d’elle-même. Dans un cas de violences sexuelles subies dans l’enfance, il s’agit d’en arriver à ce que la partie adulte de la victime prenne soin de l’enfant blessé.

Une fois que la victime parvient à sortir de la zone de guerre, peut-on parler de trêve ou de paix ?

« On ne peut pas oublier. Notre corps n’oublie pas. Nos émotions n’oublient pas », rappelle le DBleau. Ce qui ne veut pas dire que les espoirs de paix sont impossibles pour une victime d’inceste. « Si elle reste vigilante toutes les fois que cette partie d’elle-même souffre et qu’elle est capable de s’en occuper, la paix est là. »

Besoin d’aide ?

Info-aide violence sexuelle (ligne d’écoute et de référence 24/7)
1 888 933-9007 et clavardage (de midi à minuit, 7 jours sur 7) 

Consultez le site d’Info-aide violence sexuelle

Fondation Marie-Vincent

Consultez le site de la Fondation Marie-Vincent