Justin Trudeau songe à faire du ski de fond. Du plein air, de façon plus générale, pour profiter des délices de l’hiver. Mais pas en faisant une « marche dans la neige », comme le veut le cliché de la politique où le promeneur solitaire déciderait soudainement, frappé de lucidité à la vue des épinettes, d’annoncer son départ.

C’est ce qu’avait fait son père, comme on l’a rappelé environ 573 fois. Mais l’actuel premier ministre a tranché. Il reste.

À la fin de la pandémie, il paraissait fatigué. Usé, même. Comme s’il rêvait secrètement à une partie de pêche en famille qui durerait quelques décennies. Ce n’est plus le cas.

Ce qui étonnait jeudi, c’était son mélange de sérénité et d’enthousiasme. De toute évidence, il ne semble pas encore lassé de son travail.

Une rencontre éditoriale est une rare occasion de discuter longuement avec un chef. Il met la cassette de côté pour détailler sa vision.

M. Trudeau s’est déjà prêté quelques fois à cet exercice avec La Presse. Cette fois, il ne détonnait pas de l’aspirant premier ministre qui dévoilait son fameux « plan » en 2015. Malgré le désamour des Canadiens, il n’était pas sur la défensive. Il ne bougonnait pas contre les journalistes, comme d’autres chefs le font à la première critique.

M. Trudeau frappe par la qualité de son écoute. Dans la dernière décennie, je n’ai vu aucun politicien avec cette sensibilité. Il est également maître dans l’art d’encaisser. Quand on est le fils de Pierre Elliott Trudeau, on apprend vite à vivre avec les ennemis…

Toute sa vie, il a été sous-estimé. Des conservateurs prétendent encore qu’il doit sa carrière à son nom de famille, même si la population l’a élu à trois reprises. Ce rôle de négligé, il s’en accommode très bien.

N’empêche qu’à en juger par la tendance lourde des sondages, ce n’est plus un petit nordet qui souffle contre son visage. C’est un ouragan de catégorie 4. La majorité des Canadiens souhaitent son départ. Jamais il n’a été si mal-aimé.

M. Trudeau reconnaît la grogne populaire. Les gens sont « anxieux » et « frustrés ». Ils « en arrachent », dit-il. Mais le chef libéral n’en démord pas : ses objectifs demeurent adéquats. La crise climatique s’aggravera, l’économie de demain carburera aux innovations vertes et les inégalités – sexe, genre et revenu – n’ont pas encore disparu, loin de là.

Mais est-il encore la meilleure personne pour défendre ces objectifs ? « Oui… », répond-il.

Il marque une courte pause.

« Oui », répète-t-il, cette fois d’un ton définitif.

Au sommet de la pyramide, les amis sont rares et les aveux sont dangereux. Un premier ministre ne peut pas admettre qu’il songe à partir. Les mutins s’agiteraient et son autorité s’étiolerait. Ce serait le début de sa fin.

De la même façon, ceux qui veulent le remplacer ne peuvent pas déclarer leur ambition. Ils laissent une autre personne se salir les mains. Habituellement, le Brutus sera un vétéran respecté qu’on ne soupçonne pas d’agir par ambition.

Aucun dauphin ne semble à la fois intéressé et populaire. La vice-première ministre Chrystia Freeland est elle aussi contestée. Mark Carney, ex-gouverneur de la Banque du Canada dont rêvent certains libéraux plus à droite, rappelle quant à lui le passage de Michael Ignatieff, caricaturé en prince déconnecté du peuple et démoli par les conservateurs en plein vol durant son parachutage.

Mais le temps est-il venu pour M. Trudeau de laisser sa place ? Après avoir été travaillé au corps, il cède un peu. « La réflexion est faite, mais ça n’a pas été automatique », avoue-t-il. Il a pensé à son avenir dans les derniers mois. Notamment à cause des sacrifices imposés à sa famille – il a trois enfants et il s’est séparé à l’été.

Il ne le dit pas ouvertement, mais on devine que son nouvel adversaire lui donne envie de s’accrocher.

« Le monde est plus compliqué qu’il y a huit ans. » Chaque lutte progressiste entraîne un ressac. Il cite les Pays-Bas et les États-Unis. Des leaders populistes relayent et amplifient la colère. Leur message politique : je vous comprends, je suis comme vous. Puis ils sèment la division et protègent les privilèges des élites qu’ils prétendent combattre. Avec eux, les solutions – pour le climat et la diversité – sont érigées en problèmes.

Les lignes d’attaque de M. Trudeau semblent déjà prêtes pour la prochaine campagne. À ceux qui réclament du changement, il répond que « le monde est déjà en train de changer », et que les acquis sociaux peuvent être remis en question – il évoque l’avortement, même si M. Poilievre jure qu’il n’y toucherait pas.

La peur est une arme que les libéraux manient eux aussi. Le dosage est important. En 2006, ils s’étaient décrédibilisés en dépeignant Stephen Harper en extrémiste prêt à « augmenter la présence de soldats dans les rues »…

Et peu importe l’efficacité des stratégies libérales, à court terme, leur défaite semble presque certaine. Leur meilleure chance est de gagner du temps.

Tout indique qu’un compromis est à portée de main pour améliorer l’accès aux médicaments et sauver l’entente entre les libéraux et le NPD.

M. Trudeau voudrait prolonger son mandat, si possible jusqu’en 2025, en espérant que d’ici là, un miracle survienne. Par exemple, que l’inflation ralentisse, que le retour de Donald Trump incite les Canadiens à lui opposer à Ottawa un contrepoids, ou encore que Pierre Poilievre trébuche en exposant ses idées plus susceptibles de plaire à sa base militante qu’aux électeurs modérés.

Par exemple, les conservateurs ont voté contre le projet de libre-échange avec l’Ukraine, dont ils étaient auparavant les alliés, à cause de l’inclusion d’une tarification du carbone. Cette croisade évoque celle des républicains à Washington, qui rompent avec des consensus historiques pour plaire à leur base la plus intransigeante.

Voilà le pari de Justin Trudeau. Les probabilités jouent contre lui. Mais il est prêt à tenter sa chance, une dernière fois.