Il y a du plomb dans le projet de la ligne bleue, et pas seulement à cause du report de sa mise en service à 2030, au plus tôt.

L’enjeu touche ici la brique et le mortier qui seront utilisés pour construire (ou non) 14 000 logements le long du tracé.

Nombre de ces unités projetées par la Ville de Montréal risquent de ne jamais sortir de terre, malgré la pénurie actuelle, selon plusieurs promoteurs à qui j’ai parlé ces derniers jours1.

La pomme de discorde touche la redevance sur les nouvelles constructions, prévue dans un rayon d’un kilomètre des futures stations.

Selon mes informations, l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM), qui chapeaute le projet de la ligne bleue, vient de déposer une demande officielle au gouvernement du Québec.

Son objectif : obtenir l’autorisation de percevoir cette nouvelle redevance dans les meilleurs délais.

Il s’agit à peu près du même modèle qui a été mis en place autour des stations du Réseau express métropolitain (REM) avec succès.

Mais voilà : le contexte économique d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui de 2018, quand le projet du REM a été mis sur les rails.

Les sommes en jeu sont considérables.

L’ARTM veut percevoir une redevance de 122 $ le mètre carré, au moment de la délivrance des permis de construction. L’organisation espère ainsi recueillir 310 millions de dollars au fil des ans, qui serviront à payer une petite partie du prolongement de la ligne bleue.

Cette idée de redevance n’est pas sortie d’un chapeau. Elle est connue depuis plus de deux ans, quand un comité chargé de réduire les coûts de la ligne bleue a proposé d’ajouter cette option de financement « innovant » au montage du projet2.

Les promoteurs immobiliers ne peuvent pas feindre la surprise ici.

Ce qui a changé depuis deux ans, et pas qu’un peu, c’est l’état de l’économie.

La construction de logements est devenue plus risquée et moins rentable. En témoigne la chute historique de 50 % des mises en chantier dans le Grand Montréal depuis le début de l’année3.

Les frais de financement et les coûts de construction ont explosé, sans que la capacité de payer des ménages suive la même tendance.

La tempête est presque parfaite : l’offre dégringole, tandis que les besoins en nouveaux logements abordables sont plus criants que jamais.

Ce qui nous ramène à la ligne bleue.

C’est le gouvernement Legault qui aura le dernier mot sur la taxe projetée par l’ARTM. Le projet de règlement est en ce moment passé au peigne fin par des fonctionnaires, m’a-t-on confirmé. Il devra être adopté par décret.

Québec devra d’ici là trancher deux questions cruciales.

Premièrement : faudrait-il exclure les logements « abordables » de la redevance, au même titre que les logements « sociaux » ?

Si la réponse est oui, une bonne partie des 14 000 logements prévus pourraient alors être exemptés de la taxe, puisque la notion d’abordabilité est passablement élastique4.

L’autre grande décision que devra prendre le gouvernement Legault touchera le moment du début des redevances.

Dans le cas du REM, elles ont commencé à s’appliquer de façon graduelle entre 2018 et 2021, au moment de la délivrance des permis de construction. C’était assez rapproché de la date d’inauguration prévue, du moins pour le premier segment de la Rive-Sud.

Ce modèle a très bien fonctionné : les redevances totalisent déjà 151 millions pour le REM.

La ligne bleue progresse à un rythme beaucoup plus lent, presque végétal, et l’incertitude autour de la date d’entrée en service agace les promoteurs. L’inauguration a été repoussée à 2030 au plus tôt, a révélé mardi mon collègue Philippe Teisceira-Lessard.

Si l’ARTM est autorisée à vite percevoir sa nouvelle redevance, cela signifie qu’un constructeur pourrait devoir payer une surtaxe pour financer un projet qui ne verra pas le jour avant sept ans, au gros minimum.

Plusieurs sources bien placées de l’industrie immobilière affirment que cette redevance, dans le contexte actuel, se traduira par l’arrêt de mort de plusieurs projets le long de la ligne bleue. « C’est à peine si les promoteurs ont la tête sortie de l’eau, et là, on va venir la leur caler bien en dessous », m’a dit l’une d’elles.

Les prochaines semaines entraîneront invariablement des débats autour de l’appétit des promoteurs. Ils s’en sont mis plein les poches pendant les années fastes du marché et s’attireront peu de sympathie avec leurs lamentations en coulisses.

Cela se comprend très bien.

Le gouvernement Legault se retrouvera pour sa part coincé dans un dilemme cornélien.

S’il permet à l’ARTM d’exiger des redevances à gogo, il pourrait contribuer à l’abandon de plusieurs projets immobiliers en pleine crise du logement. Peu alléchant.

À l’opposé, si Québec restreint fortement l’utilisation de cette taxe, le projet de la ligne bleue pourrait se retrouver avec un manque à gagner de plusieurs centaines de millions.

Joli casse-tête en vue.

Quoi qu’on en dise, ce sont les bons vieux chiffres et autres ratios financiers qui auront le dernier mot. Aucun promoteur privé ne voudra construire à perte, même si la pénurie de logements est bien réelle.

1. Lisez « Cinq stations, 14 000 logements et une nouvelle ville » 2. Lisez « Un coup de ciseaux de 1,2 milliard » 3. Lisez « Les mises en chantier en chute libre » 4. Lisez « 2225 $, un loyer “abordable” à Montréal, selon Ottawa »