Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

Je ne vous dis pas la nervosité qui régnait à La Presse ces derniers jours, alors qu’on attendait le jugement de la Cour supérieure quant à la poursuite en diffamation déposée par le chorégraphe vedette Steve Bolton…

Pour être honnête, rien de ce que nous reprochait le chorégraphe des Dieux de la danse et de La voix ne nous inquiétait.

L’enquête que nous avions publiée sur lui en 2017 n’était ni « sensationnaliste » ni biaisée. Le traitement auquel il avait eu droit n’était pas « inéquitable » et n’avait contrevenu à aucune règle déontologique. Nous en étions convaincus.

Pourquoi la nervosité, dans ce cas ?

Parce que la décision de la juge ne portait pas uniquement sur les détails de l’enquête publiée en 2017… mais également sur la pertinence des enquêtes journalistiques dans les cas de violences, de harcèlement et d’abus de pouvoir.

C’est ce que nous appelons dans le métier les enquêtes de type #metoo. Des enquêtes qui ne s’appuient pas sur des accusations portées officiellement devant la police ou les tribunaux, mais plutôt sur des allégations, dénonciations ou témoignages qui proviennent souvent de sources qui ne veulent pas être identifiées pour toutes sortes de motifs.

Pensez Éric Salvail, Gilbert Rozon et Charles Dutoit.

Pensez Julie Payette et Marie Montpetit.

Pensez bien sûr Harvey Weinstein, Bill Cosby, Patrick Poivre d’Arvor.

Dans le cas de Steve Bolton, qui devait agir comme juge à l’émission Révolution de TVA, il était question d’allégations de violence physique et verbale contre des danseurs, de crises de colère, d’abus de pouvoir et de conditions de travail intenables.

C’est ce que dénonçaient 18 danseurs à qui les journalistes Katia Gagnon et Stéphanie Vallet avaient parlé, en plus d’avoir mis la main sur 11 plaintes déposées à l’Union des artistes (UDA).

On comprend bien sûr que M. Bolton n’ait pas apprécié de voir son nom en manchette de La Presse…

En déposant une poursuite en diffamation de 265 000 $, Steve Bolton forçait ainsi la cour à disséquer et à évaluer la rigueur du travail accompli en 2017 par les journalistes, et son intérêt pour le grand public.

Mais du coup, ce qu’il faisait aussi, c’était de forcer les tribunaux à se pencher pour la toute première fois au Québec sur la validité des enquêtes journalistes de type #metoo, qu’elles soient publiées à La Presse, à Radio-Canada, au Journal de Montréal ou au Devoir, où travaille maintenant Stéphanie Vallet.

Le jugement allait donc faire jurisprudence et allait renforcer la légitimité de ce type d’enquêtes journalistiques… ou les empêcher, tout bonnement.

D’où notre nervosité. Était-ce la fin des enquêtes comme celles que nous avons menées sur Philippe Bond, par exemple, ou Samuel Archibald ?

À 18 h 51 mardi dernier, le jugement est tombé : la juge Karen Kear-Jodoin rejetait la poursuite en diffamation. Et surtout, elle validait le travail de Katia et Stéphanie, et, par la bande, celui des enquêtes nées dans la mouvance du phénomène #metoo.

Des enquêtes, mine de rien, qui ont donné une voix à des victimes, souvent des femmes, qui pensaient ne jamais pouvoir dénoncer leur bourreau, riche et connu. Qui ont permis de sensibiliser plein de monde au caractère toxique de certains comportements. Et qui ont promu, comme le note la juge, un changement positif dans les milieux de travail.

Ces enquêtes ne font pas l’unanimité, nous le savons bien.

Quand nous avons publié notre enquête sur l’humoriste Philippe Bond l’an dernier, à qui des femmes reprochaient une forme ou une autre d’inconduite sexuelle, la juge à la retraite Nicole Gibeault évoquait un malheureux « tribunal populaire ». Et elle ajoutait que les dossiers de ce genre devaient plutôt se régler devant « le tribunal judiciaire ».

Je comprends son point, mais je ne suis pas certain qu’elle comprenne la rigueur des enquêtes journalistiques.

Chaque enquête est différente, mais nous avons fixé quelques règles de base à respecter avant qu’elle puisse être publiée, comme l’intérêt public, la répétition du comportement, la nécessité d’avoir un témoignage à visière levée, et celle de compter un nombre significatif de dénonciateurs.

Pour Bond, huit femmes ont témoigné à La Presse, dont quatre à visage découvert.

Pour Bolton, 18 danseurs l’ont fait, dont cinq en dévoilant leur nom.

Et ces témoignages, tous corroborés directement ou indirectement, ne forment que la « matière première » d’une enquête. Car les journalistes doivent ensuite tester, valider et confronter leur crédibilité, individuellement, dans le cadre d’une démarche journalistique longue et rigoureuse.

Dans le cas Bolton, soyons honnêtes, Katia et Stéphanie auraient pu se contenter d’obtenir une copie de quelques plaintes, de valider leur contenu et d’en corroborer des éléments. Après tout, elles étaient nombreuses et avaient officiellement été déposées à l’UDA, qui les considérait suffisamment sérieuses pour déclencher « une vigie accrue sur tous les plateaux impliquant M. Bolton ».

Mais les reporters ont aussi recueilli le témoignage de 18 dénonciatrices qui ont travaillé avec Steve Bolton, et ce, à différentes époques de sa carrière, sur différentes productions, et comme élèves et employées de ses studios de danse.

Les journalistes ont également obtenu confirmations de témoins, des échanges écrits, des photos et même l’enregistrement d’une conversation entre Steve Bolton et une danseuse.

Puis elles ont obtenu la version des faits de ce dernier lors d’une longue entrevue.

Autant de choses qui ont mené, selon la juge, à une « enquête complète, exhaustive et minutieuse ». Une enquête journalistique qui n’a rien de la diffamation ni du lynchage public.

Lisez l’enquête sur Steve Bolton publiée en 2017 Écrivez à François Cardinal